Entraide informatique et divertissement
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 Sol Ouvert...

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Renaud
Diane
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:15

12




- À qui tu penses ?

Le casque sur les oreilles, je n’avais pas entendu venir Nelly.

- Keith Richards, je finis par répondre.

- Barbara est rentrée ?

- Elle doit être dans sa chambre…

« Ça a marché ? » demandai-je ensuite, sachant que lorsqu’elle n’était pas à la maison à 17h30, c’était pour visiter un client et essayer lui faire signer un contrat.

- Non. J’ai fait vingt kilomètres et perdu une heure et demie pour rien…

- Hum… À voir… Et si c’était un beau jeune homme ? Les beaux jeunes hommes raffolent des femmes mûres !

Nelly haussa les épaules.

- Ton jeune homme a quatre-vingt-trois ans, un caractère de cochon et est sourd comme un pot !

Elle changea de ton :

- Tu as lu le courrier ?

Contrairement à moi, Nelly rentrait déjeuner chaque midi. Le soir, je trouvais le courrier du jour sur un coin du buffet bas de la salle à manger.

- Oui, pourquoi ?

Je ne me souvenais pas avoir remarqué quoi que ce fût dans ce courrier : un relevé de banque, une facture, une publicité de l’hypermarché… Pourtant, à la voix de Nelly, il me sembla que j’aurais dû.

- Il y avait une lettre importante ?

- Tu n’as pas vu le colis ?

J’écarquillai les yeux.

- Un colis ? Non.

- Alors attends ! Je vais te le chercher !

Elle se dirigea vers la maison. Je descendis du hamac et lui emboîtai le pas, intrigué par cette histoire de colis. Nelly se retourna, s’assurant que je la suivais. Parvenue à l’intérieur, dans la pénombre des volets maintenus clos pour lutter contre la canicule, elle me désigna un colis postal jaune pâle juste à côté des lettres, que je n’avais pas vu le moins du monde tout à l’heure. Il m’arrivait souvent de passer à côté des choses sans les remarquer.

- Vas-y, ouvre !

- C’est quoi ?

- Tu verras bien ! Attends-toi quand même à une surprise !

Comme toujours, je spéculai sur le contenu du paquet, essayant d’en deviner la nature. Là, il s’agissait d’un objet de taille modeste, léger, emballé dans le plus petit modèle de colis postal normalisé. Je le secouai : aucun son. Nelly s’impatienta :

- Ce que tu es énervant avec ta manie de vouloir à tout prix deviner avant d’ouvrir ! Tu te fatigues pour rien, mon pauvre : tu ne devineras jamais ! Allez ouvre, qu’on en finisse !

Je la regardai : ses derniers mots contenaient une sourde menace. Soudain inquiet, je me lançai dans l’extraction de la chose. Au premier coup d’œil, je le reconnus. Il ne pouvait que m’appartenir puisque c’était un modèle unique. Grâce à des feutres spéciaux, Nelly avait personnalisé certains de mes sous-vêtements, par ses soins estampillés Tumbling dice : deux joueurs qui lançaient les dés. Je soulevai mon caleçon, pincé entre pouce et index. Dire que je n’y comprenais rien aurait été faible. J’interrogeai Nelly du regard. Elle avait son petit sourire narquois qui signifiait « Ne la joue pas surprise-surprise, cette fois tu es pris la main dans le sac… » Je sentis la vacuité de toute tentative de disculpation. Et pourtant j’essayai de laisser paraître mon réel désarroi, sans tomber dans les mimiques, roulements d’yeux et autres outrances propres aux acteurs les plus ringards. Ce n’était pas facile ; c’était même bien au-delà de mes compétences. Même avec la conscience aussi blanche que la couleur de mon caleçon, je me sentis irrémédiablement coupable sous l’œil accusateur de Nelly. Elle me tendit une feuille de papier pliée en quatre.

- Trouve une explication d’ici demain matin. Moi, je sors… lança-t-elle. Et elle se dirigea vers la chambre, sans doute pour se changer. Je dépliai la feuille que Nelly m’avait tendue.

« Mon amour, je me suis dit que cela allait te manquer. J’ai hâte de sentir de nouveau en moi le contenu de ce caleçon. Béa. »

Impossible de m’en empêcher : je frappai le mur du poing gauche de toutes mes forces en poussant un cri rauque de fureur. Nelly repassa juste à ce moment, hautaine, me toisant en haussant les épaules.

- Où vas-tu ? je lui demandai en frottant mon poing endolori.

- Chez quelqu’un de plus fidèle. Et de plus calme aussi…

J’en restai abasourdi. Puis je m’écroulai sur une chaise, regardai le sang perler de mes jointures éclatées. Le mur face à moi portait la trace de mon coup de poing dérisoire. Je perçus alors le ronflement du moteur de la Fiat. Sortant enfin de ma torpeur, je voulus rattraper Nelly. Je déboulai juste lorsqu’elle franchissait le portail à reculons. Je trottinai à sa rencontre : elle accéléra dès qu’elle m’aperçut. Néanmoins, elle devrait bientôt freiner pour prendre le virage serré sur la gauche, à moins de cinquante mètres en contrebas de la maison. Je pris mon élan, piquai un sprint – j’en étais encore capable. Comme prévu, Nelly ralentit sèchement, amorça le virage au pas. J’arrivai à sa hauteur, dévalant la pente douce à grandes foulées. J’avais juste oublié que, moi aussi, je devais freiner pour tourner… À quelques secondes près j’aurais pu encore me rattraper à l’arrière du véhicule, mais je ratai ma cible d’un minuscule rien. La suite : un dessin animé, lorsque le chat imbécile lancé à la poursuite du canari comprenait qu’il se jetait tout droit dans la gueule du molosse. Même si aucune étincelle ne jaillit sous mes semelles, ce n’était pas faute de freiner des deux fers, les pieds en avant, le buste rejeté vers l’arrière, incliné à 45° (au moins). Hélas, mes talons dérapèrent sur les gravillons qui recouvraient la chaussée à cet endroit. Je perdis l’équilibre et tombai sur le dos, le coude droit amortissant la chute. Emporté par mon élan, je glissai ainsi sur un bon mètre, puis sortis de la route et commençai un roulé-boulé dans le pré. Je ne m’immobilisai qu’après plusieurs galipettes, face contre le sol, raclant la terre de mes ongles, ralentissant ma descente olympique de la pointe de mes chaussures. Levant la tête, je vis alors passer Nelly à quelques mètres de moi, hochant du chef derrière son volant, comme pour me reprocher une excentricité de plus. Et cette fois, je stoppai ma chute trop tôt : deux mètres de plus et je me serais retrouvé allongé en travers de la route, un lacet plus bas d’où je l’avais quittée en vol plané acrobatique bien qu’involontaire.

Nelly ne s’arrêta pas comme j’avais pu l’espérer un instant, un instant seulement. Je lui sus gré de ne pas klaxonner au passage. La Fiat disparût au virage suivant.

Je me posai deux questions :

Où Nelly pouvait-elle se rendre ?

Qu’allais-je faire ?

Je n’étais pas en état de répondre à ces questions sur l’instant. Je me contentai d’évaluer les conséquences de ma chute. Genoux, fesses, bras : en feu ; le reste : en compote. Prenant appui sur mes avant-bras, je me relevai et m’examinai. Jeans et tee-shirt en lambeaux, bons pour la poubelle. Aucune hémorragie en perspective : si je saignais des mains, des coudes et des genoux, c’était sans abondance. Je ressentis aussi comme le goût du sang dans la bouche. Toutefois aucune dent ne bougeait. Peut-être m’étais-je tout simplement entaillé la langue ? À première vue rien de cassé, donc. J’étais juste aussi ankylosé qu’un arbitre de boxe pris en sandwich sous les coups de deux prétendants au titre de champion du monde poids-lourds, mais je m’en tirais avec la seule promesse de beaux hématomes à venir, rien de plus.

Je réalisai alors que je tenais encore mon caleçon serré dans le poing gauche. À quel espèce d’instinct avais-je donc obéi pour le conserver ainsi malgré tout ? Ce détail si ridicule m’invita à penser que toute cette histoire ne serait peut-être pas si importante que ça. Comment Nelly pourrait-elle m’en vouloir après la désopilante cascade que je venais de lui offrir ? À l’instant même, j’en étais persuadé, elle devait encore mourir de rire derrière son volant.

Je remontai la pente avec précaution. Je n’avais tout de même pas l’intention de dégringoler une nouvelle fois, surtout sans spectatrice. Je parvins cahin-caha jusqu’à la maison et m’offris le réconfort d’un bain tiède.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:16

13




Je baignais dans une douce torpeur lorsque résonna la voix de Barbara. Elle nous cherchait, sa mère et moi. Elle pouvait toujours espérer que Nelly lui réponde… Je lui annonçai où je me trouvais de ma voix la plus puissante et la plus intelligible possible. Barbara ne tarda pas à toquer à la porte de la salle de bain.

- Je peux entrer ? demanda-t-elle à travers la porte.

- Tu peux, oui. J’ai même besoin de toi…

Elle se planta, incrédule devant mes ecchymoses.

- Qu’est-ce qui t’es arrivé ? Tu t’es battu ?

- Non : je suis tombé.

- Du haut de la cathédrale ?

- Dans le virage, en bas. J’étais en train de courir…

- Tu ne t’es pas raté, dis donc ! Tu as mal ?

- Pas trop. C’est superficiel. J’aurais quand même besoin de toi pour me désinfecter à l’alcool et me faire des pansements…

- Je ne vais pas savoir !

- Mais si… Tu y arriveras très bien.

- Maman n’est pas là ?

- Non.

- Tu ne veux pas l’attendre ? Elle ne devrait pas tarder.

- Euh, non… Elle ne rentre pas tout de suite. Elle m’a téléphoné tout à l’heure. Bon ! Tu vas chercher la pharmacie pendant que je sors de là ?

- J’y vais, j’y vais.

Elle sortit en petite foulée. Barbara était une adolescente facile pourvu qu’on la prît en tête-à-tête. Son caractère se gâtait uniquement en présence concomitante de deux adultes, et elle avait tendance à compter sa mère pour deux, d’office… Elle revint avec la pharmacie juste comme je remontais mon slip.

- Par quoi je commence ?

- Nettoie-moi les coudes, s’il te plaît, et regarde si je n’ai rien dans le dos.

Elle me contourna.

- Tu es tout bleu !

- Ce n’est pas grave ça, ça passera… Tu commences, docteur ?

Barbara prit mille précautions pour panser mes égratignures. Trop même à certains moments, s’attardant sans raison là où l’alcool brûlait mes chairs. Je serrai les dents et je me tus. Ma fille se débrouillait de son mieux. Si je n’étais pas content, je n’avais qu’à me soigner tout seul !

Un quart d’heure plus tard, je pus enfiler un bermuda par-dessus un enchevêtrement de bandelettes. Barbara me suivit jusqu’au salon, me servit un long whisky.

- Je ne t’en propose pas…

- Pourquoi pas ?

- Tu bois du whisky maintenant ?

- Ça m’arrive… répondit-elle d’un sourire malicieux.

- J’ai compris : tu bois mon whisky !

- Rassure-toi : pas souvent et pas beaucoup. Mais je trouve ça fameux !

- Bon ! Alors on trinque ! clamai-je après lui en avoir servi un doigt.

- Au grand blessé !

- À mon infirmière !

Nous pouffâmes ; puis bûmes ; posâmes nos verres presque ensemble. Vides.

- On mange ?

- On n’attend pas Maman, alors ?

- Non… Elle risque vraiment de rentrer assez tard…

- Tu m’épargnes la viande ?

- Salade ?

- Salade !

Je lui concoctai une assiette de maïs, concombres et tomates dont elle se régala. Pour moi, ce fut œufs au bacon : jamais je n’avais prêté quelconque serment de ne plus avaler de viande ! Je me découpai ensuite une portion sérieuse de brie tandis que Barbara minaudait devant son yaourt. Nous nous chamaillâmes pour savoir à qui reviendrait la dernière pêche. Je l’emportai et laissai les prunes à Barbara. Elle n’en mangea qu’une. Ma fille était d’une génération de chipoteurs. Elle me laissa ensuite charger le lave-vaisselle (elle était également de la génération des « ne remettons pas à demain ce que nous pouvons faire faire par un autre le jour même »). Elle monta dans sa chambre.

J’étais au pied du mur. Under the gun. Mais je n’hésitai plus. J’avais eu tout loisir de réfléchir à la situation pendant le repas. Ma décision était prise. Je me dirigeai vers le téléphone et composai le numéro de l’hôtel où Béatrice était descendue. Je demandai après Madame Reicher. On me la passa aussitôt.

- Tiens ! Tu t’es ravisé ?

- Tu sais très bien pourquoi j’appelle…

- Tu as réfléchi ? Tu ne résiste plus à l’envie de me tenir dans tes bras ?

- Arrête !

- Oh là là… Il nous fait une grosse crise de calcaire, le monsieur… Je t’ai connu plus drôle.

- Parce que c’est supposé être drôle, ton colis ?

- Et ce n’est qu’un début ! Tu vas voir : tu vas aller de surprise en surprise…

- Qu’est-ce que c’est que ces menaces ?

- Je refuse de t’en dire plus par téléphone : viens me voir…

Avais-je le choix ?

- J’arrive.

Je raccrochai. Par orgueil, je contrôlai ma pulsion première et ne me précipitai pas au volant de mon automobile. Je sélectionnai le 5 de JJ Cale et pris mes aises dans mon fauteuil. Les mélodies ouatées me détendirent. C’était mieux ainsi. Bien mieux.



Une heure et dix minutes plus tard, je trouvai à me garer à deux pas de l’hôtel. Le réceptionniste m’indiqua le numéro de la chambre occupée par Béatrice : elle avait pris grand soin de ne pas descendre m’attendre au salon. J’aurais dû parier ma chemise : Béatrice m’attendait au lit, couchée à l’égyptienne, en appui sur son coude droit, le seul drap pour vêtement. Le piège était magistral. Elle s’était souvenue de ma dilection pour les omoplates des femmes en général, des siennes en particulier ; de mon plaisir à caresser, paumes arrondies, l’émouvante saillie de l’épaule… Et quoi ? J’allais rester de bois, debout contre la porte ? Béatrice ne dit mot, ne bougea pas, attendit savamment, paupières closes. Et comme un grand enfant, je m’approchai et la caressai. Mes mains remontèrent le long des bras, insistèrent à l’intérieur du coude, s’arrondirent en conque et se posèrent chacune sur une épaule. Béatrice resta muette. D’une traction des mains sous ses aisselles, je l’invitai à se lever. Je pris le temps de contempler sa nudité. Puis me plaçai dans son dos, caressai encore ses épaules, puis m’aventurai le long des hanches, croisai les doigts sur son nombril, remontai soupeser ses seins triomphants, embrassai son cou, lapai sa nuque et ses lobes d’oreilles.

Dans un silence dense, sacré, nous fîmes l’amour, sans vice, moins pour le plaisir que pour la signification de l’acte. Je ne cherchais plus à lui mentir, ni même à me mentir à moi-même : je l’aimais, n’avais cessé de l’aimer depuis notre séparation. Cela ne remettait pas en cause la sincérité de l’amour que je vouais à Nelly. Je les aimais l’une et l’autre pour différentes déraisons. Je savais déjà que je devrais trancher en faveur de l’une, qu’il me serait impossible de tricher envers les deux, m’accommoder d’un partage inégal et injuste, outrageant même pour elles deux, d’un certain point de vue.

J’eus conscience de vivre un moment clé de mon existence. Il n’était pas fréquent d’appréhender ces instants-là. Ni facile. Bien souvent ils survenaient sans qu’on pût les identifier comme tels. Après coup parfois, on les reconnaissait, ces minutes qui infléchissaient le cours d’une vie. Je jouissais là d’un rare privilège. Mais je devais me l’avouer : j’étais dans de beaux draps.

Plus tard, insensible aux efforts de Béatrice pour raviver ma virilité, je rompis le silence, lui demandant comment elle s’était procurée mon caleçon. Magnanime, elle condescendit à m’expliquer :

- C’est tout simple : je suis aller le voler sur votre fil d’étendage…

Simple et si follement incroyable…

- Quand ça ?

- En début de semaine, en plein jour, rien de plus facile ! D’ailleurs, je t’en ai piqué deux ! Tu ne t’en es pas aperçu ?

- Non.

- Mais ne t’inquiète pas, maintenant je peux te le rendre… Tu ne veux pas deviner quel usage je comptais en faire ?

- Me l’adresser par la Poste, comme le premier ?

- Oui, mais avec un petit plus ! Je projetais de branler le garçon d’étage avec, et de te renvoyer ton caleçon souillé de sperme… Fortiche, non ?

- Si tu veux…

Comment pus-je lui dire que je l’aimais au lieu de céder à des instincts meurtriers ? Ce n’était pas nouveau : mes sentiments vis-à-vis de Béatrice avaient toujours échappé à la raison ordinaire. Pas la peine que je me torturasse la nuit entière avec mes contradictions. Je cessai de résister à ma gourmandise…



J’avais réglé la fonction réveil de ma montre sur 5 heures du matin. Cela me laissa trois bonnes heures de sommeil. Je me levai et pris une longue douche avant de revenir embrasser Béatrice. Elle ne se réveilla pas. Tout comme Nelly, elle était belle malgré le sommeil. Il était rare de rester à ce point gracieux dans ces moments d’abandon. Je sortis de la chambre, descendis l’escalier. Dans le hall, je demandai à ce qu’on me servît au salon un café très serré. Prenant garde à ne pas me brûler, mes lèvres s’avancèrent prudemment vers le rebord de la tasse.

Alors, je la vis.

D’instinct, je m’enfonçai dans le fauteuil. Trop brusquement : mon café se renversa en partie sur la jambe de mon pantalon. Je ne prêtai pourtant nulle attention à la brûlure et me précipitai, plié en deux, dans le fauteuil d’en face, afin de lui tourner le dos, à elle, et d’être protégé par le dossier d’un éventuel regard. Je restai tapi ainsi cinq minutes pleines sans oser me retourner, la gorge nouée, redoutant à chacune des trois cents secondes de la voir surgir devant moi. Lorsque je pris le risque de glisser un œil prudent par-dessus mon épaule, le hall était désert. Nelly était sortie. J’apprendrais plus tard que les cinq minutes passées à me dissimuler avaient suffi pour que m’échappât aussi la sortie d’un homme, presque sur les talons de Nelly.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:17

14




Je me ruai hors de l’hôtel, fonçai jusqu’à ma voiture. Comme je n’accusais pas grand retard sur Nelly, en coupant à travers les petites rues de la vieille ville j’avais toutes mes chances d’arriver le premier sur la route qui menait chez nous. L’heure était trop matinale pour que je fusse gêné par la circulation. J’en profitai pour appuyer à fond sur le champignon, pousser les vitesses dans un vrombissement propre à réveiller une partie de la population sur mon passage. Je trouvai à me justifier sans peine : j’étais devant un cas de force majeure, me semblait-il. Moi qui, d’habitude, m’évertuais à conduire en souplesse, dans le strict respect du code de la route, je réussis même à emprunter à toute allure une rue en sens interdit !

Chevilles douloureuses d’avoir jonglé entre les trois pédales, jointures des doigts blanchies autour du volant, muscles de l’avant-bras tétanisés par les incessants changements de vitesse, je parvins au rond-point critique : celui où je saurais si cette folle course avait été rentable. Avant de m’engager sur la route de la maison, j’accomplis un tour complet du rond-point afin d’essayer de repérer la Fiat de Nelly. Personne derrière. Personne devant. Cette incertitude me glaça. Incapable de prendre une décision, j’accomplis un nouveau tour de rond-point avant de le quitter. Sans prendre de risque, je roulai toutefois un peu plus vite que d’habitude et arrivai en vue de la maison sans avoir rattrapé Nelly. Peut-être était-elle loin derrière ? Je n’allais pas tarder à être fixé. Je parcourus les derniers décamètres et poussai un soupir de soulagement : le portail était fermé, aucune voiture ne stationnait devant le garage. Je n’avais plus qu’à me presser de rentrer l’auto et jouer à celui qui se réveillait après une nuit bien sage passé dans son lit.

Comme j’ouvris la porte, j’aperçus un hibou qui s’envolait sans autre bruit que le froissement de ses ailes. Je consultai ma montre. De bon conseil, celle-ci m’invita à surcharger la cafetière avant d’aller secouer Barbara sous sa couette.

Barbara…

Avait-elle passé la nuit seule sans rien remarquer ?



Une demi-heure plus tard, Nelly n’était toujours pas là. J’eus beau me tordre le cou, rien à l’horizon. À l’évidence, j’avais battu tous les chronos pour rien, pris tous les risques sans penser un seul instant que tout serait inutile. Nelly ne rentrerait pas. J’en pris mon parti et décidai de l’appeler à son bureau dans la matinée. Y serait-elle ? Je ne jurais plus de rien.

La voix encore chargée de sommeil de Barbara me fit sursauter :

- M’man n’est pas là ?

- Elle dort encore… Elle est rentrée tard hier, alors elle récupère ce matin…

Je me demandai jusqu’à quand j’allais pouvoir mentir ainsi à ma fille. Celle-ci ne sourcilla pas. Elle avait dormi à poings fermés sans s’apercevoir de notre absence.

- C’est toi qui m’amènes au lycée alors ?

Boum ! Je n’avais pas pensé à cela. Moi qui avais escompté reprendre des forces en restant à la maison ; y dormir les quelques heures qui me faisaient défaut.

- Euh oui, oui… Je me préparais d’ailleurs…

- Dépêche-toi, hein, j’ai contrôle de maths en première heure !

- Tu commences à quelle heure, déjà ?

- 8 heures.

Je consultai ma montre à nouveau. Je n’en crus pas mes yeux !

- Mais alors !

- Ben oui !

- Avale ton déj’ et file à la voiture : j’arrive !

Je courus me brosser les dents et changer de pantalon, retournai en quatrième vitesse dans le garage. Barbara en avait déjà ouvert la porte. Le portail était grand ouvert lui aussi. Je n’avais plus qu’à faire gicler la voiture sur la chaussée. En comparaison du grand prix de F1 disputé une heure plus tôt, refaire le parcours en moins d’un quart d’heure constituait un exercice d’une facilité confondante. Barbara fut au comble de l’excitation : elle croyait son père incapable de dépasser le quatre-vingt-dix à l’heure… Je jubilai de la voir recroquevillée, agrippée à sa poignée de portière et freiner des deux pieds contre la boîte à gants à chaque virage. Satisfait, je la lâchai dix minutes plus tard devant le lycée. Elle sortit de la voiture sans un mot, claqua la portière, la rouvrit et demanda :

- Depuis quand tu conduis comme ça ?

- Ça t’épate, hein ?

Elle haussa les épaules et referma la portière en souriant. Je démarrai en trombe, laissant Barbara pique-plante. Au premier virage, je décélérai et repris une allure civilisée. J’étais content de moi. D’avoir étonné ma fille n’était pas chose si fréquente.

Au point où j’en étais, j’estimai aussi simple d’aller travailler directement plutôt que rentrer me coucher avec la quasi assurance de ne pouvoir trouver le sommeil. Ainsi surpris-je tout mon monde en arrivant parmi les premiers à l’Agence.

Je n’attendis pas cent sept ans pour composer le numéro de Nelly à son bureau.

- Tu n’es pas rentrée cette nuit ?

C’était idiot peut-être, mais je préférais amorcer la conversation par une évidence.

- Non.

- Tu comptes rentrer quand ?

- Ce soir.

- Ah bon…

Je ne m’étais pas attendu à un retour si rapide. Nelly ne perdit pas le nord :

- Tu as conduit Barbara au lycée ?

- Oui.

- Tu lui as dit quoi pour expliquer mon absence ?

- Rien. Hier soir, je lui ai fait croire que tu devais rentrer très tard… Et ce matin que tu dormais encore…

- Bon. Tu ne t’es pas mal débrouillé…

- Oui. Si elle m’a cru.

- Oui… Tu n’as rien à me dire d’autre ?

Je rougis. Réaction imbécile, mais je rougis. Croyant que Nelly savait tout. Pour Béatrice et moi…

- C’est compliqué… balbutiai-je.

- Je m’en doute… Ce n’est pas tous les jours qu’on se fait expédier son caleçon par la Poste…

Lumière ! Je réalisai ma méprise : Nelly ne me parlait que du caleçon ! Pas du reste ! Je me dis que j’étais très con ce matin… Pas assez dormi. Nelly abandonna le sujet et me replongea dans un abîme de perplexité :

- Pas trop mal ?

Je réfléchis. Qui ça, pas trop mal ? De qui parlait-elle donc encore ? Je le lui demandai. Elle ironisa :

- Il me semble t’avoir aperçu hier en train de dévaler la colline…

Au moment même où Nelly prononça ces mots, mes douleurs se ravivèrent. L’auraient-elles fait vingt secondes plus tôt, je m’économisais une question stupide.

- Ah oui ! Si ! Je craque de partout. Heureusement, Barbara m’a soigné.

- Rien de grave donc ?

À son ton désinvolte, je compris que, quelle qu’en fut leur ampleur, Nelly ne comptait pas s’apitoyer outre mesure sur mes bobos…

- Non, rien de grave.

- Alors à ce soir…

- À ce soir…

- Liam… J’aurai quelque chose à te dire, ce soir… Quelque chose d’important…

Enfin ! Je perçus comme une once d’émotion dans la voix de Nelly. J’en fus réconforté : elle aurait tout de même du mal à tirer un trait sur notre couple, me dis-je.

- Moi aussi, j’aurai quelque chose à te dire…

- Alors à ce soir… répéta-t-elle.

- À ce soir… répondis-je de nouveau, dans un élan spontané d’exubérante originalité.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:18

15



Je reçus ma feuille de route un matin de novembre. Je m’attendais bien un peu à ce que le ministère de la Défense se rappelât à mon bon souvenir, mais ce fut malgré tout un rude choc.

3ème Régiment de Commandement et Soutien – Fribourg – Forces Françaises en Allemagne.

Je devais m’y présenter dans dix jours. Mon sentiment était proche de celui du condamné auquel le juge annonçait la sentence. Je restai toute la matinée assis devant ce carton jaune pâle.

Luc rentra, lut par-dessus mon épaule et sautilla alors sur place en me tapant du plat de la main sur le crâne :

- De la baise, de la baise, tu es de la baise ! claironna-t-il, tout heureux du mauvais tour que l’armée me jouait. J’émergeai de ma torpeur pour expédier à Luc un coup de coude dans l’abdomen. Souffle coupé, il ne gesticula plus et fila se réfugier dans sa chambre, courbé en deux, non sans me gratifier d’un dernier « de la baise » avant d’attaquer l’escalier. Luc ne changerait jamais. J’avais le frère le plus con de la planète. Et pour longtemps.

Je mangeai peu. Montai dans ma chambre. Égrénai mes arpèges favoris – sol do ré : blues rauque. Vers 3 heures, j’enfilai mon blouson en cuir vieilli (authentique réplique des Flying jackets de la Royal Air Force) et me dirigeai vers la gare.

Je débarquai une demi-heure plus tard Gare de l’Est, empruntai le métro direction Porte d’Orléans pour refaire surface une fois franchie la Seine. Je consultai une horloge de ville – ne portant à cette époque jamais de montre, pensant ainsi défier le temps… J’étais trop en avance pour aller chercher Béatrice à la sortie de son cours. J’allais prendre une Pelforth-grenadine au comptoir du premier café venu. Juché sur mon tabouret haut, je sortis de la poche intérieure de mon blouson un roman policier aux pages cornées et en entrepris la lecture pour tuer le temps. Du coin de l’œil, je guettai la pendule si souvent que je parcourus une dizaine de pages sans avoir compris un traître mot à mon bouquin. Las de cette mauvaise lecture, je décidai d’aller flâner un peu dans le quartier que je connaissais mal.

Au moment même où j’ouvrais la porte vitrée du café, je reconnus le type qui s’avançait vers moi. L’autre me reconnut aussi. Son visage s’éclaira sur un sourire assez franc. Didier Reicher. Un garçon assez drôle qui avait fréquenté mon lycée. Sans jamais avoir été amis, je ne craignais pas sa compagnie, lui admettant un sens de l’humour certain. Nous nous étions perdus de vue après le bac et voilà que nous nous cognions l’un à l’autre. Comme signe d’intelligence, Reicher m’épargna les grandiloquentes manifestations de surprises propres à ce genre de retrouvailles. Il me tendit la main, me demanda ce que je faisais là. Je lui rappelai l’existence de Béatrice et lui annonçai que nous sortions toujours ensemble. Puis, comme si nous nous étions quittés la veille, Reicher s’enquit de mes lectures, voyant le polar dépasser de ma poche. Il s’étonna de mon goût pour ce genre de littérature. Point de désaccord sans gravité que nous balayâmes en allant prendre une bière au comptoir.

- Une Heineken ! Et toi ?

- Alors deux.

Je n’aimais pourtant pas trop la bière blonde, mais je n’osai commander une seconde Pelforth-grenadine, par crainte d’entendre Reicher se moquer de ce mélange douteux. Je considérai donc plus facile de me rallier au choix de Reicher. Le temps d’avaler nos verres, il fut l’heure d’aller chercher Béatrice. Sans réfléchir, je proposai à Didier qu’il m’accompagnât jusqu’à la fac.

- Ça me fera plaisir de la revoir, accepta-t-il.

Cinq minutes plus tard, Béatrice écarquillait les yeux : il n’était nullement entendu que je vinsse l’attendre. Qui plus est avec Reicher. Double présence inattendue.

-Tu te souviens ? demandai-je à Béatrice en guise de présentation.

- Didier, oui… Bien sûr.

- Tu as toujours eu une mémoire du tonnerre !

- Plutôt une mémoire sélective…

- Je le prends comme un compliment !

Béatrice changea de conversation et s’inquiéta de ma venue. Je lui montrai mon ordre de mission pour ce mystérieux 3ème R.C.S.

- Merde ! Tu vas rester là-bas pendant un an ?

- J’en ai bien peur, oui…

Reicher nous interrompit :

- Je vais vous laisser, tous les deux, vous devez avoir à vous parler… Moi aussi ça m’emmerderait d’aller faire le gland un an en Allemagne. Mais bon, j’ai encore deux ans de sursis ! Je vous laisse mon numéro de téléphone… Ça me fera plaisir d’avoir de vos nouvelles un de ces jours… Tiens, tu as un stylo et du papier ?

Je fouillai mes poches en vain. Béatrice avait déjà son agenda en main et nota le numéro. Didier l’embrassa. Quatre fois sur les joues. Il me serra la main, m’assura que mon service militaire se passerait bien. Puis il disparut parmi la foule qui envahissait les trottoirs en cette heure de fermeture des bureaux. Reicher nous avait confié qu’il serait heureux d’avoir de nos nouvelles… Il ne tarderait pas à en recevoir. Pas de ma part…

Quelles pensées purent traverser le cerveau de Béatrice ce jour-là ? Je venais de lui apprendre mon départ pour Fribourg. Elle m’invita à la rejoindre chez elle dans la soirée. Là, elle m’ordonna de l’attacher et de lui bander les yeux. C’était la première fois qu’elle manifestait telle exigence.

Béatrice écartelée sur son lit, un large foulard de soie noire sur les yeux, je pris cinq minutes pour établir un plan de bataille. Cette attente eut le don d’exaspérer Béatrice. Je m’en félicitai. Je tenais à être à la hauteur du défi qu’elle m’avait lancé. Je laissai à mes idées le temps de se mettre un peu en place. Béatrice se trémoussait d’impatience. Je la surpris en lui bourrant les oreilles de coton. Qu’elle fût aussi privée de l’ouïe ! Ce détail fût-il à l’origine du succès de notre soirée ? À moins de croire que Béatrice évoquait déjà Didier Reicher pendant qu’elle se crispait sous le plaisir ?
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:19

16




Après un mois de classes, je me fis admettre à l’infirmerie, simulant à la perfection un torticolis irréductible. Méfiante, l’armée me sucra tout de même ma première permission exceptionnelle de quatre jours. Coup dur : au rythme effréné d’une permission par mois, je restai deux mois sans revoir Béatrice. Nous nous écrivions et je dépensais par ailleurs mon argent de poche à la cabine téléphonique. Par chance, l’un des autres tire-au-flanc planqués comme moi à l’infirmerie pour un improbable bobo, réussit une nuit à forcer un bureau dans lequel trônait un téléphone ordinaire. Par tranche d’une demi-heure, chaque nuit, nous nous relayâmes pour joindre parents, copains, mais surtout les petites amies. Presque chacune des conversations avec Béatrice se concluait par une éjaculation douloureuse. La dégradation rapide de la moquette sous le bureau m’incita à penser que d’autres accomplissaient cette solitaire et indispensable pratique. D’ailleurs, lorsque l’un d’entre nous aborda la question, personne ne songea à nier. C’était ça où polluer les draps. Avec une finesse toute masculine, nous baptisâmes ce bureau « le dégorgeoir »…

Fin décembre, Béatrice m’avertit qu’elle partait en voyage pour les fêtes. Malgré mon amertume, je compris qu’elle, elle ne pouvait échapper à la vie ordinaire.

Une semaine plus tard, me parvint une carte postée depuis Londres. Béatrice me vantait la qualité du concert des Clash auquel elle avait assisté. Je fus surpris de la savoir en Angleterre. Puis je décryptai la fine écriture qui clôturait la carte : « Courage vieux ! » Signé Didier Reicher. Je ne me berçai plus d’aucune illusion… Je répondis à Béatrice que je ne chercherais plus à lui téléphoner. Par une longue lettre, elle confirma mes soupçons : elle avait bien couché avec Reicher. Elle me dit qu’elle s’autorisait à faire l’amour avec lui tant que je serais retenu par mes « obligations militaires ». Toutefois, elle me serait totalement vouée lors de mes permissions. Elle concluait en espérant mon accord pour cet arrangement. Je n’avais pas le choix : j’acceptai le marché. Et Béatrice était rayonnante sur le quai de la Gare de l’Est lorsque je descendis de mon train spécial…

Je ne perdis pas de temps à me torturer les méninges lors de cette première permission : je baisai Béatrice avec force et entrain, sans arrière-pensées. Elle me raccompagna le dimanche soir. Nous descendîmes dans les toilettes de la gare, pour une dernière fois…

Dès la permission suivante, je confiai à Béatrice ma rencontre avec Suzy, une jeune allemande. Béatrice composa avec cette contre-attaque. Elle continua de m’attendre entre les bras de Didier Reicher.



Au terme de mon année d’armée, je quittai Suzy sans lui promettre de revenir la voir. Avec elle tout se passa bien : elle allait me regretter un peu, puis m’oublier. C’était tout ce qu’elle me promettait, avant de m’entraîner chez elle boire un demi-litre de bière arrosé d’alcool de poire… Et de me laisser l’aimer une dernière fois.

Je pensais encore à Suzy lorsque je débarquai Gare de l’Est pour mon dernier voyage, celui qui me rendait à la vie civile. Béatrice m’attendait comme toujours au kiosque à journaux. Tout à la joie de ma libération, nous fîmes l’amour plus longtemps encore ce soir-là.

Je n’abordai la question Reicher que le lendemain en début d’après-midi, au sortir d’un sommeil langoureux. Béatrice ne comprit pas mon inquiétude : pour elle, Didier n’existait plus puisque j’étais revenu. J’hésitai. Mais je décidai toutefois de faire confiance à Béatrice, sans enthousiasme. Nous n’évoquâmes plus le sujet de la journée.



Un matin, je reçus une lettre postée depuis Fribourg. Je ne connaissais pas son écriture mais je devinai qu’il s’agissait de Suzy. Je décachetai donc l’enveloppe sans trop tarder. Dans un français enviable, elle m’annonçait sa venue prochaine à Paris. Avec conviction, elle me faisait comprendre combien elle souhaitait me revoir. Suzy devait débarquer à Paris le vendredi soir suivant. Elle s’était débrouillée pour accompagner en tant que kiné l’équipe de handball dans laquelle jouait son frère, équipe invitée pour un tournoi européen. Elle repartait pour Fribourg le dimanche matin et envisageait un véritable week-end d’amoureux en ma compagnie (sauf au cours des matches, le samedi après-midi). La fin de la lettre n’était pas à mettre entre des mains innocentes. Je souris à la seule maladresse de français que Suzy avait commise : elle avait écrit « embarrasse » au lieu de « embrasse ». Elle avait pourtant raison : j’étais bel et bien embarrassé et je m’en voulus d’avoir un jour communiqué mon adresse à Suzy. Elle me rappelait son numéro de téléphone en bas de sa lettre. Inutile : il figurait toujours sur un bout de papier coincé dans mon portefeuille. Je décrochai le téléphone et composai le numéro de Suzy. Personne ne répondit. Je reposai le combiné, contemplai les chiffres inscrits sur ce bristol à petits carreaux, le déchirai. Je déchirai aussi la lettre de Suzy et jetai le tout à la poubelle.

Le vendredi soir, tandis que Béatrice me suppliait de lui dégrafer un nouveau soutien-gorge, je songeais à la déception de ma petite Suzy sur le quai de la Gare de l’Est ; aux quelques larmes qui noyaient sans doute son regard vert. J’étais d’une impardonnable lâcheté. Je ne devais en espérer rien de bon. Ma seule excuse était qu’il s’agissait là du prix à payer pour l’amour de Béatrice. Mes efforts me coûtaient. Très cher. Surtout qu’ils ne furent pas payés de retour…
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Renaud
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:24

Ben oui j'ai tout lu moi aussi C\'EST PARFAIT Et surtout que cela semble décoler
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:25

Je sens que bientôt je vais devoir râler après Philippe pour en avoir davantage et plus rapidement.
Suis rendue a 20, demain ns serons au même point. Je vous mettrai la balance.

Renaud il sera content...

JOYEUX
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:31

Averti le qu'il ne lache pas,nous avons de lonques soirées d'hiver qui se pointent bientôt.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 22:54

SURPRIS Il y a de quoi lire C\'EST PARFAIT Merci Diane et merci à ton ami français RELAX
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 25th 2008, 09:21

Il écrit très bien, ce gars-là !

Il s'arrête parfois pour faire des descriptions anodines qui me plaisent énormément comme celle de la corde brisée de sa guitare !
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 25th 2008, 18:42

Moi aussi j'adore son écriture.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 25th 2008, 18:42

17




Je vivais alors presque en permanence avec Béatrice, dans son studio parisien dont elle m’avait confié un double des clés. Je n’avais pas de boulot stable, vivotais entre les intérims et l’Assedic. Je passais parfois plusieurs semaines à chercher en vain du travail. Je rentrais le plus souvent au studio au beau milieu de la journée. J’enfouissais alors mon blues sous la couette du canapé-lit et y attendais Béatrice. Elle venait d’être embauchée comme aide-comptable dans une société agroalimentaire, dont chaque nouvelle variété de corn-flakes garnissait en avant-première nos petits déjeuners (ils étaient parfois tout simplement infâmes).

Cet après-midi-là, je rentrai bredouille d’un entretien d’embauche. J’ouvris la porte sans bruit, le moral assez bas pour n’avoir pas envie de siffloter quelconque scie. Je fis un pas avant de me statufier. Bien sûr, toutes les femmes le faisait, alors pourquoi pas Béatrice ? Normal. Sauf que je ne m’attendais pas à la découvrir nue, agenouillée sur le canapé, croupe saillante, gémissant sous ses doigts, habiles vecteurs de ses fantasmes. Je reculai d’un pas, cherchant à me masquer dans l’angle de la pièce. Béatrice me tournait le dos. Plus que le dos. Elle ne m’avait pas entendu arriver mais pouvait se retourner d’une seconde à l’autre. Elle ne se contentait pas de gémir mais prononçait d’une voix alanguie de parfaites obscénités. Je m’étonnai : elle qui était silencieuse pendant l’amour… Mais, seule, Béatrice se laissait aller. J’hésitai. Devais-je sortir sans bruit ? Toussoter dans le creux de la main ? Ou ôter mon pantalon et prendre Béatrice au beau milieu de sa montée vers le noir ? Je penchais pour cette solution. Mais une phrase suspendit mes projets :

- À toi, maintenant, raconte… raconte-moi !

J’osai un œil sourcilleux par-dessus les fesses rebondies et ondulantes de Béatrice. Mon sang se glaça : elle était en train de téléphoner. En une seconde, j’agrippai le combiné et j’écoutai la voix à l’autre bout de la ligne. Aucune surprise : Reicher. Je raccrochai sans avoir le courage de lui conseiller d’aller se faire foutre.

Béatrice s’était retournée. Son regard un instant désemparé recouvrit un soupçon de lucidité.

- Tu le vois encore ?

Elle baissa les yeux. Sa voix s’éteignit sur un faible « oui ». Je posai la question stupide :

- Mais qu’est-ce que tu lui trouves de mieux que moi ?

La réponse cingla :

- C’est un écrivain, lui ! Un artiste ! Un vrai !

Mauvaise, hargneuse, Béatrice avait retrouvé son aplomb. J’en tombai le cul sur le canapé, aux pieds de Béatrice. Par habitude, je posai la main sur ses mollets. J’aimais leur souplesse. Béatrice se déroba. Je n’avais plus de raison d’espérer.

- Alors, c’est fini nous deux ?

- Je crois, oui.

Je reculai, cherchant la sortie. Alors qu’à tâtons j’ouvrais la porte, Béatrice bondit sur ses jambes et me rattrapa par la manche.

- Je ne voulais pas te blesser… Excuse-moi pour ce que j’ai dit… Je t’aime vraiment tu sais, Liam… Mais j’aime aussi Didier. Et tu m’obliges à choisir…

Et comment que je l’obligeais à choisir ! Je ne souhaitais pas cohabiter avec cet écrivaillon dans le cœur de Béatrice. Ni dans quelconque autre partie de son anatomie… Entendre Béatrice prononcer le simple prénom de l’autre me révulsait. Je mis les points sur les « i » :

- Oui Béatrice, tu dois choisir.

- Ne m’en veux pas… Restons bons amis… On pourra se revoir dans quelques temps…

Je répondis « non », sans savoir au juste pourquoi.

- Qu’est-ce que tu dis ?

- Je ne veux plus te voir. Si tu me l’accordes, je vais rassembler mes affaires et partir. Je ne t’en veux pas, Béatrice. Je n’ai pas la force de caractère pour t’en vouloir… Mais je veux plus te voir.

Je m’étonnai moi-même de ce discours. Pas certain qu’il reflétât ma pensée mais peu importait : m’entendre le prononcer suffit à me convaincre.

Béatrice me lâcha le bras, retourna s’asseoir sur le canapé, jambes repliées sous elle. Durant les minutes que durèrent les préparatifs de mon déménagement (un sac à remplir dont la moitié de disques et cassettes), Béatrice me fixa du regard, oscillant entre tristesse et perplexité. Lorsque je fus prêt, je me plantai devant elle, toujours nue, lui tendis la main pour l’aider à se relever contre moi. Je résistai à l’envie de la caresser une dernière fois.

- Maintenant, j’aimerais que tu jures…

Les yeux noirs de Béatrice s’allumèrent.

- Quoi ?

- Nous allons faire le serment de ne jamais chercher à nous revoir.

Elle avança d’un demi pas. Ses seins s’écrasèrent sur mon blouson. Elle redressa la tête.

- Je le jure.

- Je le jure.



J’avais rompu ce serment la nuit dernière. Dans cette chambre de l’hôtel Saint-Antoine. Je pouvais me préparer à quelques nuits blanches…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 25th 2008, 18:49

18




Le boss fit irruption dans mon bureau sur les coups de trois heures. J’étais sur le point de conclure une étude relative aux conséquences d’un tremblement de terre sur l’infrastructure du métro toulousain. L’enjeu de cette étude a posteriori était surtout de démontrer qu’elle n’avait pas eu lieu d’être réalisée a priori. Dans le cas contraire, mes vingt-sept semaines de travail termineraient en beauté dans la corbeille à papier du commanditaire. L’ordinateur devait cracher sa réponse dans trois quarts d’heure. Je patientais, surveillant l’écran d’un œil distrait. L’irruption du boss me fit sursauter.

- Ah ! J’ai failli oublier ! Heureusement, Marie-Carmen vient de me rappeler, sans quoi… Bon ! Vous venez dîner ce soir à la maison !

- Ce soir ?

- Mettons vingt heures pour l’apéritif ! Allez à ce soir !

Et le boss s’éclipsa comme il était venu : en coup de vent. Je ne me vis pas en train de lui courir après pour lui dire que son dîner, il pouvait se l’arrondir… Mais je me voyais encore moins annoncer la bouche en fleur à Nelly que nous devions ressortir faire bonne figure chez le boss après les événements de la nuit passée. Autant se trancher la gorge tout seul… Je pris pour une fois mon courage à deux mains et me dirigeai d’un pas lourd vers le bureau du boss. Je demandai à sa secrétaire s’il pouvait me recevoir. Maintenant. Tout de suite.

- Oh ! Mais je crains fort qu’il ne soit pas là !

- Pas là ?

- Oui. Il avait un rendez-vous à la préfecture.

- Bon… Et il revient quand ?

- Mais… Il m’a dit qu’il ne pensait pas repasser à l’Agence ce soir. Il m’a souhaité le bonsoir en partant et laissé les instructions pour demain matin. Il a signé le courrier aussi…

Merde ! Le boss avait filé à son rendez-vous sitôt sorti de mon bureau … Je m’autoproclamai aussitôt « Roi des Cons ». Je retournai à mon ordinateur. 93% des données avaient été analysées. Je pouvais escompter une réponse définitive dans moins de cinq minutes. J’appuyai sur la touche « pause » du programme, visualisai à quelle conclusion la machine était parvenue. Pour ce petit monstre de technologie, aucun doute : il ne resterait pas la moitié des installations du métro toulousain si la ville enregistrait la moindre secousse tellurique supérieure à 4,5°, selon l’échelle de Richter. Autrement dit : la clique qui en avait décidé la réalisation sans s’inquiéter de ce risque serait mûre pour un bon petit scandale… Quelques années plus tôt, j’aurais jubilé devant mon écran tout en esquissant une mini-danse de Saint-Guy – voire du scalp ! – en prévision des mines atterrées de ces bons messieurs. Mais j’avais appris que rien ne changerait malgré le rapport accablant que j’allais leur fignoler. Avec écœurement, combien de fois les avais-je vus se torcher le cul de rapports plus vitriolés encore ? Leur monde de combines était verrouillé avec soin. Il aurait fallu qu’une bombe fût lâchée par un kamikaze d’une autre envergure que moi. Plusieurs fois, j’avais songé à faire profiter certain journaliste de fuites discrètes. Mais cela eût été au détriment de l’Agence et je ne pouvais me montrer ingrat envers le boss…

Sans illusion, je remis le programme en route. Le résultat ne tarda pas à s’afficher. Sans surprise. Les 7% de données supplémentaires n’avaient rien modifié. J’effectuai une sauvegarde sur disquette que j’étiquetai selon le code maison utilisé pour les études dites sensibles. J’éteignis mon bousin informatique, éteignis la lumière de mon bureau et sortis. Je descendis au coffre-fort et lui confiai la disquette. Il régnait une fraîcheur insolente en ce sous-sol. Je m’assis un instant sur le tabouret qui traînait là, au bas de l’escalier. Les idées vagues, mon cerveau enregistra l’arrivée dans mon champ de vision d’une magnifique paire de jambes, celles de la nouvelle hôtesse de l’accueil qui descendait elle aussi au sous-sol. Certainement pas au coffre dont on ne lui avait pas autorisé l’accès. Elle venait juste s’enquérir d’une provision d’enveloppes entreposées dans le placard attenant. Elle passa devant moi. Sa bouche et son regard n’étaient-ils pas un rien humides ? me demandai-je. Je fus tenté par la saisir et la prendre sans ménagement sur le tabouret. Je n’en fis rien et, d’une démarche lasse, je remontai vers la fournaise du rez-de-chaussée.



À peine descendu de voiture, Barbara me fit signe.

- Maman est là ? demandai-je.

- Pas encore.

- Elle n’a pas téléphoné ?

- Si !

- Bah ! Tu pourrais le dire !

- J’allais le faire ! Ne t’excite pas…

- Alors ?

- Elle rentre vers 7 heures…

Je hochai la tête, pénétrai dans la maison et me dirigeai droit vers le réfrigérateur.

- Barbara !

- Quoi ?!

- Il n’y a plus de lait au frais !

- Quoi ?

Je fis l’effort de ne pas hurler.

- Descends !

- J’arrive…

Lorsque ma fille prétendait arriver, je pouvais tabler sur une minute montre en main avant qu’elle ne se pointât. Un coup d’œil à ma montre. Elle arriva soixante-quinze secondes plus tard. Gagné !

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- C’est toi qui as fini le lait ?

- Ben oui… Pourquoi ?

- Pourquoi ? Mais regarde ma fille, regarde ! Tu as fini le lait et l’idée ne t’est pas venue d’en remettre un pack au frais ? Dès fois que quelqu’un d’autre ait envie d’en boire un verre…

Barbara me regarda de haut en bas.

- Ça ne va pas toi, hein ? me dit-elle d’une voix calme avec une pointe de tristesse à l’arrière plan.

- Pourquoi tu me dis ça ?

- J’ai mis deux briques de lait au frigo…

J’ouvris une seconde fois la porte du frigo : nulle trace de lait. Je regardai Barbara. Elle soupira, les yeux au ciel.

- Je comprends Maman quand elle dit que les hommes ne savent pas chercher…

Je me replongeai dans un examen minutieux de ce maudit frigo : beurre, fromage, œufs, paquets de viande, sauces froides, eau, sodas, poulet froid, chips, boite de café, bières, gruyère râpé, parmesan râpé, charcuterie, yaourt à la pelle…

De lait : point.

De lait…

Je les découvris enfin. Deux briques paradaient avec insolence juste sous mon nez. Je compris pourquoi elles m’avaient échappé jusque là :

- Il est rouge le lait maintenant ?

Barbara prit un air navré :

- D’abord le lait est toujours blanc, son emballage est parfois rouge…

- Je t’en prie : pas d’humour facile…

- Bon ! Eh bien il est rouge parce que Maman a acheté du lait entier au lieu du demi écrémé habituel…

- Pourquoi elle achète du lait entier à présent ?

- Mais je n’en sais rien, moi ! C’est bon pour sa forme, sa ligne, sans doute ! En tout cas, ce n’est pas franchement meilleur au goût.

Je me grattai la tête. Il était grand temps de m’emparer d’une de ces foutues briques rouges et de refermer la porte du frigo. Faute de quoi, ce dernier n’assurerait plus longtemps sa fonction de conservateur alimentaire. Je me débattis avec la languette de carton prédécoupée, censée faciliter l’ouverture de la brique. Je ne parvins qu’à l’arracher. Une salve de lait gicla sur mon pantalon. Après le café du matin à l’hôtel, j’étais candidat pour inaugurer une nouvelle mode : souiller son pantalon de tous les liquides qui nous passaient dans les mains… Je me posai sur une chaise et me servis un grand verre de lait que j’avalai d’un trait. Barbara avait raison : la différence entre lait entier et demi écrémé ne sautait pas aux papilles.

- Tu as l’air crevé.

- Je sais. Mais je t’annonce qu’on n’est pas encore au lit !

- Pourquoi ?

- Le boss nous invite à dîner ce soir…

- Oh ! Merde !

- Quoi merde ? Avant tu aimais bien les voir… Tu as un problème avec Vincent ?

Barbara se comprima la poitrine à deux mains. Je crus un instant voir Adjani dans La gifle.

- Moi ?! Un problème avec Vincent ! Mais là, tu dérailles complètement !

- Oh bon ! Ne t’emporte pas… De toute façon, il faut y aller, alors…

- Ben voyons… Tu ne pouvais pas prévenir plus tôt ?

- Non, figure-toi ! Le boss m’a fait part de son invitation il y a tout juste deux heures ! Et crois-moi : j’ai autant de bonnes raisons que toi pour ne pas sauter au plafond à l’idée de ce dîner !

- Pourquoi ?

- Parce que…

- Parce que quoi ?

- Pour rien du tout… Mais ta mère et moi, nous devions passer la soirée ici, tous les deux…

- En amoureux ?

Je préférai ne pas la détromper :

- Si tu veux… Et toi ? Qu’avais-tu donc de prévu ?

- Il y a Brazil qui repasse à la télé !

- À quelle heure ?

- Vingt heures quarante-cinq…

- Brazil en prime time ?

- Sur Arte…

- Ah ! Evidement… On va l’enregistrer, c’est tout…

- Je dois me préparer pour quelle heure ?

- Sept heures et demie.

- Alors je file prendre ma douche avant que Maman revienne !

Barbara s’engouffra quatre à quatre dans l’escalier. Cela me rappela le temps pas si lointain où j’étais capable moi aussi de l’avaler ainsi, cet escalier. Je me levai pour aller me figer au pied de la première marche et tendre la jambe droite afin d’évaluer l’impulsion requise. Puis je reculai de trois pas et pris mon élan. D’un bond, j’atteignis la quatrième marche. Déconcertant de facilité. « Pas encore pourri, quand même… » me félicitai-je. Je plaçai la barre à cinq marches. Reculai un peu. Me concentrai, tel un athlète de haute compétition, visualisant mentalement ma course et mon saut. Le moindre muscle de mes jambes ressentit par anticipation les cinq foulées et l’impulsion du saut. Ma main droite se crispa à vide sur un point de la rampe. Je visualisai sur le sol chaque empreinte dans lesquelles mes pieds allaient s’inscrire. Mes reins se cambrèrent et se tendirent sous l’effort virtuel. En route pour la médaille d’or ! En route pour le record du monde de saut à l’escalier !

Pourquoi n’avais-je pas pensé à chausser ma paire de tennis avant ma tentative ? Ma semelle de cuir glissa légèrement sous l’impulsion, mon genou vint heurter le nez de la cinquième marche, ma main chercha désespérément à s’accrocher après la rampe. Raté. Je sentis couler le sang d’une de mes blessures au genou de la veille. Dépité tout autant que meurtri, je redescendis et allai me passer de la glace sur le genou. Rien de grave encore. Sinon une plaie d’orgueil. De la cuisine, je contemplai encore avec animosité cette maudite cinquième marche, quand j’entendis la voiture de Nelly. J’avais décidé de ne pas lui laisser le temps de se poser, et me précipitai pour lui ouvrir la porte.

- On est invité chez le boss à 8 heures…

Une fois de plus, la réaction de Nelly me sidéra. Elle consulta sa montre et me répondit le plus simplement du monde :

- Alors je monte me changer si tu veux qu’on soit à l’heure…

Hébété, la main toujours posée sur la poignée de la porte sans songer à la refermer, je regardai Nelly grimper à l’étage. La démarche souple de ma femme se joua de la cinquième marche.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 25th 2008, 18:54

19



À la réflexion, l'apparente docilité, la désinvolte indifférence qu’affichait Nelly m’arrangeait bien. Grâce à ce dîner, notre confrontation était repoussée de quelques heures. C’était toujours ça de gagné. Si cette soirée était réussie, Nelly prendrait peut-être un verre de trop et sa combativité s’en trouverait émoussée. En outre, son approbation nous avait épargné de devoir chercher un motif plausible à servir au boss pour nous décommander. Nous n’avions jamais été très forts, Nelly et moi, dans ce domaine… Je me souvenais de cette invitation pour un week-end chez un vague cousin de Nelly. Nous n’avions pas su refuser sur le moment. Toute la semaine précédant le samedi fatidique, nous nous étions creusés la cervelle pour trouver un motif valable afin d’échapper à la corvée. Nelly avait fini par échafauder une venue à l’improviste d’une vieille tante de Bretagne, unique membre d’une branche lointaine de sa famille. Coup de téléphone au vague cousin – détestable olibrius – et Nelly lui vendit son mensonge. Néanmoins, elle perçut une incrédulité à peine contenue dans la réponse de son parent éloigné. Nous comprîmes pourquoi lorsque le facteur nous délivra le faire-part de décès de ladite tante. D’évidence, le facteur des cousins possédait une bonne heure d’avance sur le nôtre…



Je me servis un whisky. Barbara jaillit de sa chambre juste à temps pour s’en faire servir un doigt. Je trouvai qu’elle prenait de bien mauvaises habitudes avec les multiples breuvages distilled & bottled…

Par miracle, nous fûmes fin prêts pour huit heures moins cinq. Nous n’arriverions qu’avec un retard tout à fait raisonnable de dix à quinze minutes. J’observais Nelly à la dérobée. Elle semblait absente, perdue très loin dans ses pensées, absorbée. Je m’interdis aussitôt d’essayer de deviner les pensées de ma femme et me concentrai sur la circulation. Nous roulâmes vitres ouvertes, ainsi la vitesse nous gratifia d’un air presque frais. Tout paraissait normal… Ce qui m’inquiétait. Barbara n’avait pas trop râlé lorsque sa mère lui avait conseillé de changer son tee-shirt à la poitrine barrée de l’inscription You fuck my wife pour un chemisier à broderies seventies. Nelly m’offrait son profil le plus énigmatique. Rarement l’avais-je vue aussi mystérieuse, pleine de morgue contenue. Elle était superbe dans une robe légère qui la moulait comme un emballage sous vide. Son visage fermé, ses pupilles absentes, lui donnaient un charme romantique achevé. Et c’était cette femme que j’allais quitter.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 26th 2008, 13:16

Depuis ce matin, je viens de lire attentivement, les 19 chapitres. Ce monsieur, écrivain, s'exprime clairement et bien. Il a beaucoup de talents puisqu'il a réussi à m'accrocher pour que je me rende au 19ième chapitre.

Mais, je ne sais toujours pas où on s'en va et quelle est l'intrigue (scénario) qui ne se développe pas ou qui n'existe pas. En fait, aucune moralité et tout tourne autour du "cul". J'avoue honnêtement que ce n'est pas mon style de roman d'autant plus qu'il reste encore des galipettes avec la troisième femme "Cat" à venir, j'imagine ! Désolé pour ma franchise EMBARRASSÉ !
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 26th 2008, 13:44

20




Marie-Carmen vint nous ouvrir, sollicitée par Satisfaction que j’avais rythmé sur la sonnette. En la découvrant, je ne pus retenir ma surprise et lâcha un « oh » sonore : elle avait les cheveux bleus ! Nelly et Barbara embrassèrent Marie-Carmen. Je lui serrai la main en formulant un compliment idiot sur sa nouvelle couleur de cheveux. Trois rires fusèrent. Trois rires de femmes.

- Mais c’est une perruque, voyons ! expliqua Marie-Carmen.

- C’est la toute dernière mode, Papa ! compléta Barbara.

Je souris. Je passais pour un con. Sans me forcer. J’avais l’habitude.

- Asseyez-vous, j’appelle Henri et Vincent.

Marie-Carmen modula ces deux prénoms dans le hall en direction des étages, puis revint nous assurer qu’ils allaient descendre dans la minute. Silence gêné : Marie-Carmen n’avait jamais été très à l’aise en compagnie de Nelly. Le courant n’était jamais passé entre elles. Sans doute à cause de l’insolente splendeur de Nelly et la jalousie qu’elle faisait naître chez Marie-Carmen. Pourtant – et sa perruque bleue ne gâchait rien – Marie-Carmen était une belle femme. Ses yeux sombres étaient de force à faire fondre plus d’un bellâtre. Mais flottait en permanence sur son visage une expression de vague dédain. Une distance hautaine qui refroidissait toute pensée turpide à son égard. Et son phrasé ridicule couronnait le tout. Un mauvais mélange entre morgue NAP et la faconde du Sud-Ouest, comme si Maïté commentait le mariage de la Reine d’Angleterre. Mais c’était quand même une belle femme. Et le boss, peu avare de confidences dès qu’il s’acharnait à vider une bouteille d’Armagnac, m’avait fait part de certaine curiosité anatomique concernant sa chère épouse : elle possédait un clitoris énorme. Suite à cette indiscrétion, l’image d’un clitoris « gros comme une olive » m’avait poursuivi assez obsessionnellement pour que je m’envisageasse suppliant Marie-Carmen de me le dévoiler. Ne fut-ce qu’un instant… Mais jamais je n’avais encore osé.

Enfin le boss apparut et se pencha bientôt goulûment sur le décolleté de Nelly. Puis il ironisa sur le chemisier de Barbara et cette mode néo-psychiadélique. J’en venais à regretter que ma fille n’eût gardé son tee-shirt destroy.

Vincent nous rejoignit cinq minutes plus tard, alors que nous dégustions un whisky hors d’âge que le boss faisait venir à grands frais tout exprès d’Écosse. Sur le coup, je ne reconnus pas l’adolescent, avec sa nouvelle coupe de cheveux. Était-ce une sorte d’épidémie dans cette famille : se rendre méconnaissable rien qu’en soins capillaires ? Vincent, qui arborait jusqu’alors une tignasse grunge à faire pâlir une meute de lévriers afghans, avait l’air de sortir tout droit de West Point. Je songeai alors qu’il s’agissait là d’un signe extérieur du changement de ses fameuses fréquentations dont le boss s’inquiétait… Pour mon goût personnel, je lui trouvais figure plus avenante dans son look débraillé qu’avec cette coupe paramilitaire propre à effrayer le Beur le soir au coin de la cité. Mais Vincent s’approcha. Vincent sourit. Et ce sourire désamorça mes pensées brunes à son encontre. Vincent souriait avec les yeux. Un sourire candide, d’enfant à sa mère. Un sourire aimant. Soudain, l’idée me submergea : il y avait quelque chose entre Barbara et Vincent ! Je n’eus pas le temps d’approfondir cette question, le boss m’accapara tout en me servant whisky sur whisky. L’apéritif se déroula sans temps morts et j’entendis tout surpris Marie-Carmen annoncer qu’il était temps de passer à table, tandis qu’autour de moi, tous se levaient déjà. Qui se rendit compte de mes deux bonnes secondes de retard sur le peloton ? Nelly ?

Pour étrange, le foie gras et les arômes de beurre frais du chablis 88 me dégrisèrent. Ma conversation recouvrit une certaine logique et je parvins à répondre au boss avec une certaine acuité. Ce dernier me cuisinait depuis un bon moment pour me faire avouer que Led Zeppelin avait produit une musique autrement plus inventive que celle des Stones. Le boss avait dû sentir ma légère ébriété pour tenter de m’arracher ce perfide blasphème. Aussi fut-il surpris lorsque je fis tinter mon couteau contre mon assiette d’un geste précis. Aussi fut-il surpris lorsque je lui rétorquai :

- Désolé boss, mais vous ne m’aurez pas encore ce soir…

Henri fit la grimace. C’était un jeu qui durait depuis pas mal d’années déjà, notre pseudo antagonisme à propos de nos goûts musicaux.

- Mais quand même : Jimmy Page…

- Rien du tout, Jimmy Page ! Guitariste brillantissime, mais révolutionnaire ? Laissez-moi rire !

- Parce que Keith Richards ?...

- Parfaitement ! Je vous renvoie au sondage effectué en 90 auprès des plus grands guitaristes en exercice : 1er Hendrix, 2ème : Keith Richards ! Ah d’accord : ce n’est pas un soliste fabuleux, loin s’en faut… Mais la façon systématique dont il a utilisé et perfectionné l’open-tuning depuis 1969 fait qu’il a crée un son nouveau… Un enchaînement de riffs nouveaux, dont tout le monde d’ailleurs s’est inspiré depuis…

- C’est quoi ça, l’open-machin ?

J’expliquai.

- Et tu joues comme ça, toi ?

Eh bien oui : je jouais comme ça. Mais je n’avais pas envie de tout raconter depuis le début. Je concédai juste d’avoir connu ce merveilleux accord sol ouvert trop tard pour l’utiliser à percer dans le milieu rock. Et que la vraie Telecaster, qui avait remplacé ma copie dès que j’avais gagné assez d’argent, ne servait plus qu’en de trop rares occasions…

Je me tus. Un silence s’installa. S’éternisa même dix bonnes secondes. Marie-Carmen fit diversion, demandant à Nelly si elle avait lu le dernier Goncourt. Nelly saisit la perche et se lança dans un long historique des lauréats. Marie-Carmen, Vincent et Henri lui emboîtèrent le verbe. Seuls Barbara et moi demeurâmes muets. Barbara se contenta de scruter les convives. Quant à moi, leur digression littéraire me renvoya à ma nuit précédente, en compagnie de Béatrice, épouse Reicher. Reicher l’écrivain.



- Comment vis-tu maintenant ? avais-je demandé. Tu n’as pas l’air dans le besoin…

- J’ai hérité de mes parents il y a six mois, me répondit Béatrice. Mon père avait un élevage de chevaux en Normandie. L’affaire ne marchait pas trop mal… Alors j’ai laissé le régisseur s’en occuper et moi je touche les dividendes sur les saillies.

- Ça rapporte gros, ça ?

- Mon père a eu la chance d’acheter une jument qui a pouliné deux ou trois fois de bons chevaux. Pas des cracks, mais capables de gagner quelques courses… De fil en aiguille, et de saillie en saillie, la fortune de mon père s’est arrondie. Je te le dis : le produit des saillies et les dividendes de quelques placements boursiers me suffisent, à condition d’être un peu raisonnable…

- Un peu raisonnable… Mais tu peux te payer un mois à l’hôtel, tranquille…

- Un mois tranquille, oui. Plus même…

Nous avions vite abandonné ces considérations matérielles pour nous replonger dans les voluptés charnelles
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 26th 2008, 13:45

20 (suite)


Puis Béatrice m’interrogea à propos de Nelly. Comment avais-je fait sa connaissance ? Je lui racontai par le détail…

Nelly était venue de sa province travailler en banlieue parisienne, avec une seule idée en tête : retourner le plus vite chez elle. Tous les vendredis soirs elle prenait le train Gare d’Austerlitz pour y revenir par le train de nuit chaque lundi matin. C’était là, dans le train, que je la vis pour la première fois. À cette époque, je lutinais une petite Sophie qui habitait Limoges. Et toutes les deux semaines environ, je la rejoignais le temps du week-end. Cela avait duré un an ou presque. Et je croisais Nelly un vendredi sur deux, l’apercevant également assez souvent le lundi à la descente du train. Un vendredi soir, je m’étais trouvé dans le même compartiment qu’elle, sur la couchette du haut, face à elle. Quatre autres voyageurs partageaient l’espace. J’étais sorti fumer une cigarette dans le couloir. Nelly était venue s’installer à mes côtés pour les mêmes raisons. Je lui avais offert du feu. La conversation s’était engagée. Nous n’avions sommeil ni l’un ni l’autre et notre bavardage s’était prolongé jusqu’à Vierzon. Là, nous étions rentrés nous coucher, nous souhaitant la bonne nuit, chacun dans sa couchette respective. La veilleuse diffusait sa douce lumière bleutée qui me permit de contempler de longues minutes cette jeune femme au regard si noir et à la voix rauque. Je descendis à Limoges sans qu’elle se réveillât. Elle dormait toujours et son visage restait gracieux dans le sommeil. Et c’était la tête ailleurs que j’avais embrassé Sophie sur le quai de la gare.

Dans la nuit du dimanche au lundi, je quittai Sophie et grimpai dans la voiture 14 du Toulouse-Paris à 3 heures 12, selon une précision ferroviaire rarement respectée. J’ouvris la porte de mon compartiment le plus discrètement possible et m’installai comme d’habitude sur une couchette du haut.

Elle s’était redressée sur un coude, Nelly. Elle avait chuchoté :

- Bonjour… Vous m’avez regardée longtemps, l’autre nuit…

- Vous m’avez vu ?

- Bien sûr… Mais je me suis endormie avant vous, n’est-ce pas ?

- Je vous ai regardée longtemps, oui…

- C’est vilain ça !

- Non… Vous êtes si jolie…

- Ça c’est gentil par contre ! Vous avez une cigarette ?

- Oui…

- J’ai envie d’aller en griller une ou deux dans le couloir… Mon paquet est vide… Vous venez ?

- Oui.

J’offris cigarette et feu et en profitai pour retenir sa main dans la mienne. Je la laissai terminer tranquillement sa cigarette sans relâcher sa main. Puis lorsqu’elle écrasa le filtre sous son talon, je l’embrassai. Regard complice vers nos couchettes : notre compartiment affichait complet. Un ronfleur méthodique sévissait et quelques pieds négligés répandaient leur pestilence… Cela manqua d’un brin de romantisme : nous baisâmes debout dans les toilettes. Un air glacé remontait nous fouetter les fesses. Nous jouîmes de concert – ce qui était rare pour une première fois – au moment précis où un train croisait le nôtre dans un vacarme infernal et un défilé saccadé de lumières crues. Nelly me mordit au creux de la clavicule.

Retour dans le couloir, Nelly ma taxa d’une nouvelle cigarette. Puis d’une autre encore. Enfin, nous regagnâmes nos places, nous embrassant encore, en équilibre par-dessus l’allée centrale du compartiment.

Sur le quai d’Austerlitz, Nelly m’invita à prendre le petit déjeuner chez elle. Elle téléphona à son bureau pour annoncer qu’elle était souffrante, qu’elle ne viendrait pas de la journée. J’avouai n’avoir aucun employeur à prévenir, étant en période « Assedic »… Nous passâmes une belle journée au chaud sous les draps, dorlotés par un splendide soleil d’hiver. En fin de journée, quand je révélai à Nelly que je cherchais un boulot dans l’informatique, elle claqua des doigts.

- J’ai quelque chose pour toi !

Ainsi Nelly me fit-elle entrer à l’Agence du boss, dont le père était un compagnon de maquis de Robert Aussenac. L’agence se montait tout juste. Mon diplôme et mon piston me permirent d’occuper le fauteuil ergonomique dans lequel je me vautrais encore…

Nelly et moi ne nous quittâmes plus - jusqu’au retour de Béatrice… Mariage dans la foulée de mon entrée à l’Agence ; puis Nelly obtint de son administration une mutation pour sa chère ville natale. Barbara fut conçue au tréfonds des sombres forêts de la Montagne Noire, sur un épais tapis de feuilles d’automne dont les senteurs furent les meilleurs aphrodisiaques. Et la petite fille toute rose naquit le juillet suivant.



Cette petite fille qui avait tant grandi et qui me regardait depuis un bon moment, alors que sa mère ne décolérait pas à propos de l’affront fait à la Littérature par la non-attribution du Goncourt à Céline en 1932. Un étrange contact se noua entre Barbara et moi sans qu’aucun convive s’en doutât.



- Vous irez au Puy-du-Fou, cet été ?

C’était apparemment à moi que Vincent s’adressait.

Je répondis sèchement :

- Certainement pas.

Aussitôt cinq paires d’yeux me fixèrent sans indulgence. Vincent conserva son calme :

- Vous avez tort… Je l’ai vu l’an passé, c’est un spectacle très réussi. D’ailleurs, cette année, je m’y suis fait embaucher comme figurant…

- C’est peut-être très beau, mais je n’y mettrai les pieds pour rien au monde…

- Ne sois pas si intransigeant…

Je regardai Nelly sans comprendre : comment pouvait-elle m’affronter sur ce terrain ?

Le boss rajouta son poids sur le plateau de son fils :

- Je t’assure, Liam, c’est vraiment grandiose… Vraiment ! Toute cette mise en scène…

- Je me fous de la mise en scène ! Elle est peut être très réussie, la mise en scène, mais moi je constate l’idéologie du spectacle : glorifier l’esprit antirépublicain par le biais d’une pseudo reconstitution historique, très peu pour moi…

- Là, vous mélangez vos opinions politiques avec un simple spectacle culturel, dont on ne peut qu’admirer la beauté.

Marie-Carmen…

- Vous savez, un régime qui allie esthétisme et propagande, ça m’inquiétera toujours… Tenez, vous me faîtes penser à tous ces gens qui trouvaient que les nazis eux, en 40, ils savaient défiler au pas… Effectivement, on ne peut pas dire le contraire. Les cérémonies des Jeux Olympiques de Berlin en 36 étaient magnifiques, les défilés en l’honneur d’Adolf ou Benito – ou ceux organisés en Chine ou en Corée du Nord ou chez n’importe quel dictateur – sont splendides ! Mais ces manifestations ne sont que le fard qui recouvre les traces de vérole des exécutions sommaires, des camps, des goulags…

- Tu ne peux pas comparer le Puy-du-Fou avec un défilé nazi…

Nouveau coup de poignard de Nelly.

- D’une certaine manière, un homme se sert d’un spectacle pour véhiculer, propager des idées dangereuses…

- Tu vois la politique partout. Peu importent mes opinions, je dois reconnaître que c’est drôlement bien fichu, leur truc. On en sort impressionné…

Kamikaze, je piquai sur la dernière syllabe du boss :

- Eh bien moi, je n’irai pas ! Même si c’est fabuleux, je ne cautionnerai pas une idéologie douteuse en y mettant les pieds ! Et en lui lâchant un max de thunes, par-dessus le marché !

- Vous savez, il n’y a pas que des gens d’extrême-droite qui vont voir ce spectacle. Sinon, il n’y aurait pas une telle affluence.

- Ça prouve que les gens n’ont pas de conscience ! Les gens ne réfléchissent pas à la signification de leurs actes ni de leurs paroles ! Ça, jamais ! Tenez Ferréoli, le gars de la comptabilité : il nous a bassiné à longueur de journée qu’il allait - qu’il fallait - voter pour les Verts aux dernières élections. Qu’est-ce que ce con vient d’acheter comme bagnole ? Un 4x4 diesel !

- On ne pourrait plus vivre, à vous écouter…

Je rêvais ou Marie-Carmen m’avait fait du pied tout en m’adressant ce reproche ? Je n’eus pas le loisir de vérifier, Nelly me balançant un nouveau missile :

- Il est comme ça, que voulez-vous : à réfléchir tout le temps sur la signification des choses… Remarquez, il n’en vit pas moins en zigzaguant à travers ses contradictions. Parce que, tout de même, il achète son matériel hi-fi et informatique en provenance du Sud-est asiatique. Tout comme la plupart de ses vêtements…

- Et je contribue à l’exploitation des ouvriers coréens ou philippins : je sais ! Je n’ai jamais dit que j’étais un saint !

- Alors comprends que d’autres s’accordent le droit à une détente de qualité en allant voir le Puy-du-Fou !

- Oh ! Mais les gens font ce qu’ils veulent ! Je n’empêche personne d’y aller !

- Encore heureux !

- Seulement j’estime qu’ils n’ont plus le droit ensuite de se présenter en démocrate vertueux et de faire la fine bouche devant les éructations télévisées du premier leader d’extrême-droite venu ! Et moi j’estime avoir le droit – et à mes yeux, c’est même un devoir – de ne pas aller à ce spectacle…

- Bon ! Arrêtons là, sinon, il va nous gâcher la soirée !

- Mais je ne gâche rien du tout !

- Mais si ! Tais-toi donc, tu ne te rends même pas compte que tu agresses ce Vincent avec tes théories sur tout !

- Mais non ! Je n’agresse personne ! Simplement, je défends mon point de vue…

- Faut voir sur quel ton…

Je m’aperçus que le boss et Marie-Carmen suivaient cette partie de ping-pong entre Nelly et moi sans plus oser intervenir. Je dressai pavillon blanc.

- Allez, n’en parlons plus… Reprenons plutôt un verre de pommard ! dis-je en m’emparant de la bouteille.

Je servis le boss – les femmes refusèrent. Je me servis. Fut-ce délibéré ? Marie-Carmen remonta à ce moment précis son pied assez haut entre mes jambes. Surpris, j’abaissai le goulot de la bouteille contre mon verre. Lequel bascula. Le pommard se renversa à la fois sur la nappe blanche et sur mon pantalon. Encore…

Nelly se retint de me dévorer tout crû ; Marie-Carmen et Henri m’assurèrent que ce n’était rien ; Vincent ne dissimula pas ses sentiments : il me considérait comme le roi des cons ; Barbara ne s’intéressa pas à l’événement.

Je m’excusai pour la nappe tandis que Nelly répandit du sel sur la tâche violine. Marie-Carmen me rassura encore :

- Ce n’est rien, voyons. Mais vous devriez aller passer de l’eau sur votre pantalon…

- Oh ! Vous savez, ce n’est que la troisième fois aujourd’hui que je me tâche à cet endroit ! Alors…

- Marie-Carmen a raison : va au moins te passer de l’eau dessus, ça tâchera moins… Et puis, par la même occasion, tu ferais bien d’en boire un peu, de l’eau, ça t’aiderait à retrouver un peu d’aplomb !

- Je ne suis pas saoul !

- Mais non, mais non… Tu n’es jamais saoul, même quand tu vomis à deux heures du matin – excusez-moi, on est à table, mais enfin…

Je toisai Nelly.

Puis je me décidai à suivre Marie-Carmen jusqu’à la salle de bain. Sans que je pusse réagir, elle me frotta aussitôt le sexe à travers le pantalon avec un gant humide. Ça dura trente bonnes secondes, sans un mot, juste les respirations âpres. Puis je la repoussai lorsque la bandaison commença à prendre forme. Je ressortis de la salle de bain, feignant d’ignorer le ridicule de mon pantalon de toile clair à travers lequel chacun put deviner sans problème la couleur de mon boxer.

Marie-Carmen réapparut, très maîtresse d’elle-même, un splendide gâteau au chocolat entre les mains.

Le repas s’acheva dans une atmosphère tendue. Nelly et moi ne nous attardâmes pas après le café. Refusant les liqueurs, nous prîmes congé au plus vite.



Je conduisis en douceur. Barbara était vautrée au milieu de la banquette arrière, la tête calée entre les mains. Nelly regardait obstinément droit devant elle, mâchoires bloquées. Je me raclai la gorge avant de lancer :

- Pourquoi tu as pris la défense de Vincent à propos du Puy-du-Fou ?

La réponse fusa, mais pas d’où je l’attendais :

- Parce qu’elle couche avec !

Nelly se retourna. Un éclair. Elle gifla Barbara. Je pilai. Heureusement que le levier de vitesse se terminait par une boule de caoutchouc, sinon Barbara aurait pu se crever l’œil dessus dans sa culbute en avant que le freinage lui imposa. Nelly bascula en avant elle aussi. Au maximum de la tension de sa ceinture de sécurité. Barbara regagna sa place. Elle se massa la joue. Nelly alluma une cigarette.

- C’est vrai ?

Nelly expira un trait de fumée rectiligne avant de confirmer d’un hochement de tête accompagné d’un « oui » étranglé. J’enclenchai la première et redémarrai.

Silence. Plus un mot. Le cerveau de chacun fonctionnait à plein régime. Je crus comprendre enfin certaines choses. Il me sembla. Parce que j’avais appris à me méfier de mes déductions… Tout en conduisant, résonait en moi l’introduction de Gimmie shelter , jouée en sol ouvert.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 27th 2008, 19:01

21




Nelly et Barbara emménagèrent dans la maison de famille des Aussenac, laissée vide depuis la mort du père de Nelly. La demeure était assez vaste pour accueillir dix personnes sans qu’elles se croisassent de la journée. Nelly reprit sa chambre de jeune fille. Barbara investit le deuxième étage, au dessus de sa mère.

J’occupai seul la maison. Notre maison. Au début, je continuai de rencontrer Béatrice à son hôtel. Je ne profitai même pas de ma liberté toute nouvelle pour baiser Marie-Carmen, Maryelle ou la petite standardiste blonde… Ça ne me disait rien. Nelly me manquait. J’espérais sans me l’avouer que Nelly allait se lasser de Vincent.



Un jour Béatrice me demanda innocemment si elle pouvait venir s’installer avec moi. J’acceptai. La première nuit, je fus incapable de lui faire l’amour dans le lit où Nelly s’était tant livrée.



Un autre jour, le voisin invita toute sa famille à admirer l’avancement des travaux. Je les entendis s’exclamer sur la beauté du paysage, le calme des lieux… Le voisin pérorait. Sa moustache frémissait. Je décidai de lui pourrir sa journée. Je descendis au garage, branchai ma guitare, ouvris les fenêtre, connectai la boite à rythmes et sélectionnai le programme rock – POUM POUM TCHAC ! Je laissai les percussions synthétiques courir sur quatre mesure avant d’attaquer It’s only rock’n roll. Par la fenêtre ouverte, je guettai la réaction de la famille « voisin ». Ils ne me déçurent pas, sursautant tous (une dame âgée manqua même tomber sur un tas de sable) et tournant à l’unisson la tête dans ma direction. Le visage du voisin devint rouge courroux. Je savourai leur mine abasourdie. Puis j’empoignai ma guitare par le manche et la fracassai sur le sol.

Le soir, peut-être déchirés par mes décibels, les nuages éclatèrent en un violent orage. La température nocturne fraîchit d’une dizaine de degrés. Mais cela ne m’empêcha pas de sortir vers 3 heures du matin. Je souffrais d’insomnie ces derniers temps. Béatrice dormait. J’attendis l’envol du hibou.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 27th 2008, 19:02

22




Les trois éclairs de ma vie. Trois femmes. Mes trois femmes. La première m’avait quitté à deux reprises ; la deuxième était morte.



C’était fini à présent. Tout était fini.

Je conduisais, automate détaché de la réalité du trafic automobile. Je freinais, accélérais, doublais, me rangeais, sans prêter la moindre attention à ces manœuvres depuis bientôt deux heures. Presque trois cents kilomètres d’autoroute avalés d’une gomme distraite par les pneumatiques de ma voiture. Un peu plus tôt, je m’étais tourné vers Nelly. Je lui avais parlé. J’avais attendu sa réponse. La réalité m’avait cueilli aux tripes. Nelly et Barbara ne m’avaient pas adressé la parole depuis le départ. J’étais seul dans ce véhicule. J’étais seul. Seul au monde. Depuis que je les avais vues. Ma femme et ma fille. Étendues chacune dans un tiroir. D’y repenser, je m’empressai d’ouvrir ma vitre et je vomis. Je me promis d’aller dès mon retour vider le congélateur à la poubelle. De tout jeter à la décharge municipale. Il me faudrait un bon bout de temps avant de supporter l’ouverture d’un bac à congélation. La mort embellissait parfois. Surtout les vieux dont elle estompait les rides. Mais Nelly et Barbara avaient quarante-trois et dix-sept ans. Leurs visages sans vie s’étaient transformés en masques hideux. Blafards. Inhumains. La mort restituait-elle à l’Homme son image d’intégrale animalité ? Cela semblait logique. Privés de leur âme, que pouvait-il rester d’humain aux visages de Nelly et de Barbara ? Je n’avais pas osé les toucher, redoutant le contact rigide et glacé. Elles ressemblaient à deux monstrueux gâteaux recouverts de pâte d’amande blanche. J’avais honte de cette image. Un rictus ignoble me déchira les lèvres.

Un énorme klaxon retentit sur ma gauche, grave et puissant, lourd et menaçant. Surpris, je tournai la tête en direction du mugissement mécanique : dans moins d’une seconde, j’étais bon pour aller m’emplâtrer sous un gigantesque semi-remorque occupé à me doubler à pleine allure. Perdu dans mes pensées noires, je n’avais rien vu venir. Mon volant malin en avait profité pour imprimer une lente et sinistre courbe à la trajectoire de ma voiture, à l’instant même où la cabine du 30 tonnes surgissait à ma hauteur. Je braquai à droite d’instinct. À 100 Km/h, l’auto bondit vers la glissière de sécurité. Je freinai, contrebraquai, rétrogradai ; freinai, freinai. Puis repris ma file sous une avalanche de klaxons et d’appels de phare vindicatifs.

J’avais déjà frôlé l’accident au volant par le passé. Je me rappelais la peur rétrospective intense, ce glacier qui m’avait coulé de la nuque aux lombaires, mon cœur pulsant en désordre total.

Cette fois-ci : rien. Jamais je n’avais été aussi près de l’accident et je restais calme. La mort de Nelly et de Barbara m’avait anesthésié, sinon vacciné, pour un sérieux moment. Elles n’étaient pourtant pas mortes d’un accident automobile.

Je ne vis aucun lien entre ma dernière péripétie et le manque soudain que je ressentais : nez en l’air, je humais l’habitacle à la recherche d’une odeur forte du passé. Lorsque je trouvai enfin, je sursautai et frappai des deux poings sur le volant : l’odeur dont l’absence était insupportable à ma mémoire était celle du tabac. Précisément l’odeur du tabac blond des cigarettes que fumait Nelly. Il y avait de quoi bondir : nous étions séparés depuis trois ans et jamais jusqu’à aujourd’hui cette odeur ne m’avait manqué. D’autres odeurs, d’autres parfums, m’avaient laissé en terrible dépendance : les cheveux de Nelly, son eau de parfum animale aux relents de cuir, l’aigre-doux merveilleux de ses aisselles, celui plus mystérieux, voluptueux de son entrecuisse, l’odeur voluptueuse de sa peau au réveil. Mais l’odeur de ses cigarettes… Je me promis d’analyser tout ça plus tard. Dans l’immédiat, je guettai le panneau indiquant la prochaine sortie. Je roulai encore un quart d’heure avant d’apercevoir la première agglomération, puis la carotte rouge du premier bureau de tabac. Je me garai. Descendis.

Je pénétrai dans le café, me dirigeai vers la caisse et achetai un paquet de blondes. Je fis ensuite répéter le prix au buraliste : les tarifs avaient décuplé depuis que j’avais cessé de fumer, décuplé en dix-sept ans, depuis la naissance de Barbara. Je me rappelais ce combat ; mon agressivité que Nelly avait supportée quatre mois durant ; ma fierté, l’orgueil de tenir ma fille dans les bras, l’embrasser, lui gazouiller des mots de papa gâteau les lèvres collées à sa petite oreille si parfaite, sans courir le moindre risque de lui polluer ses poumons.

Et ma garde-robe à renouveler : douze kilos de plus en six mois (ils étaient toujours là). Nelly, elle, n’avait pu se résoudre au sacrifice de ses cigarettes. Et à présent, que valaient toutes les campagnes de prévention, les statistiques alarmantes sur la réduction de l’espérance de vie d’un fumeur ? Nelly était morte à quarante-trois ans, fumant ses trois paquets de blondes jusqu’à son dernier jour, sans qu’aucun médecin légiste pût déceler la moindre métastase. Et quel bénéfice Barbara avait-elle tiré du combat de son père contre sa manie tétouillante et fumigène ? Je préférais ne pas y penser en m’asseyant à la table la plus proche de la baie vitrée, par laquelle je pouvais surveiller d’un œil mon véhicule mal garé. Je n’avais pas fumé depuis dix-sept ans, sauf quelques tafs par-ci par-là que Nelly me glissait d’autorité après l’amour, ou lorsque nous nous retrouvions par les nuits de canicule à prendre le frais, nus dans le jardin vers trois heures du matin.

J’introduisis le léger cylindre entre mes lèvres, me relevai après deux secondes de réflexion pour acheter une petite boite d’allumettes. Je revins à ma place. Le buraliste me regarda d’un œil malveillant, comme il devait regarder tous ceux qui n’étaient pas « d’ici ». Deux consommateurs me jaugèrent également, feignant de lancer les dés d’un air dégagé. Mais le silence qu’ils s’imposaient depuis mon entrée dans le bistro ne trompait personne. J’avais bien conscience de ne pas me présenter sous mon meilleur jour : pâle (mais qui aurait pu paraître bronzé après avoir vomi quatre fois dans l’après-midi ?), les yeux rougis, bouffis, cernés par les larmes, les cheveux en bataille, le jeans fatigué, le tee-shirt blanc à l’inscription étrange (Tumbling dice), le blouson de cuir patiné comme aux plus beaux jours du cinéma (de James Dean à Sam Shepard, de Brando à Harrison Ford). Je faisais tâche dans cet univers rural, je le savais, le concevais, l’admettais. Mais je ne pus m’empêcher de rouler les mécaniques de façon stupide, toisant l’un après l’autre, hautain, les consommateurs chenus du lieu. Pour quelles mystérieuses raisons me comportai-je ainsi, moi qui, né à Paris, avais choisi de vivre en province de mon plein gré ? Une province certes différente de celle où je m’apprêtais à boire un café en fumant ma première cigarette depuis dix-sept ans ; une province plus chaleureuse, plus riante, plus rose ; la province natale de Nelly… J’aurais pu me dispenser de jouer au « parisien ». J’aurais dû.

Les autochtones eurent bientôt leur revanche. Je les dévisageai une dernière fois d’un regard panoramique puis fis craquer une allumette qui s’éteignit aussitôt. J’en craquai une deuxième : elle cassa net. Je me trouvai l’air imparablement con. Un gloussement roula sur ma droite. Je tentai de l’ignorer et frottai une troisième cigarette : gagné ! Le bout soufré s’embrasa, une flamme conséquente prit corps entre mes doigts. Je retrouvai de mon assurance. Pour peu de temps. Sitôt la cigarette allumée, mon cerveau explosa. Je ne m’étais pas attendu à un effet si dévastateur pour une aussi banale cigarette… Quoi ! Ce n’était pas un pétard jamaïcain que le bistrotier m’avait refilé, enfin ! La nausée me prit à la première bouffée, un coup de hache horizontal qui me scalpa la calotte crânienne. Mes yeux tombèrent à genoux, expulsés de leurs orbites par une force maléfique cachée dans la volute inhalée. Mes poumons tire-bouchonnèrent et la nicotine trouva refuge dans mon estomac, d’où elle délogea aussitôt le reliquat de la tranche de jambon en cours de digestion qui avait jusqu’alors résisté aux spasmes précédents. Je toussai. Une fois ; deux fois ; une quinte énorme et rauque. À la troisième, un bruit de siphon infernal surgit de mes entrailles. Et je me vomis sur les genoux. Le bistrotier accourut. Je lui fis signe que je refusais son aide. Mais le patron du boui-boui ne songeait pas une seconde à me porter secours. Il m’empoigna par le col et, d’un coup de genou dans les fesses, m’expulsa sur le trottoir.

Une fois à terre, je vis me rejoindre mes clés de voiture, mes allumettes et mon paquet de cigarettes. Je regardai le tout avec dégoût. Les rires gras des consommateurs m’accablèrent jusqu’à ce que la porte se refermât.

Je ramassai mes clés et me relevai. De la pointe du soulier gauche, j’écrasai mes accessoires de fumeur dilettante. D’une démarche raide, j’accomplis les treize pas qui me séparaient de la voiture. Je claquai la portière. Hors de portée des quolibets indigènes, je me sentis en sécurité, soulagé. Je tournai la clé de contact. Le moteur exhala un râle mécanique de mauvais augure. J’avais dû rouler trop longtemps. Le moteur encore chaud peinait à redémarrer. Le moment était mal venu. J’avais du mal à admettre que ma voiture se retournât contre moi. Je matraquai le volant ; m’offris en spectacle, ridicule grand escogriffe de quarante-trois ans se comportant comme un gamin.

Je finis par me calmer. Je m’énervai de m’être énervé. Puis je me calmai pour de bon, baissai la vitre, respirai un peu d’air frais. Je modifiai la position de mon siège et m’étendis le plus possible.

Je fermai les yeux.

Je me réveillai une heure plus tard. En forme. Je tournai la clé de contact. Le moteur vrombit. Je poussai un bref soupir.

Les quatre cent derniers kilomètres défilèrent sans incidents, avec une rapidité étonnante. Mon estomac me laissa en paix et mes poumons me semblèrent reconnaissants d’avoir écrabouillé les dix-neuf cigarettes dans leur emballage
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 27th 2008, 19:12

23


Je débouchai de la dernière courbe qui menait à la maison pour apercevoir Luc en tenue de pingouin endeuillé. Il ne manquait plus que lui…
Je m’étais toujours convaincu de n’avoir pas haï mon frère cadet dès sa naissance et je rejetais sur lui la responsabilité de notre ressentiment réciproque.
À dix-huit mois, Luc passait son temps à détruire mes jouets, bar-bouiller mes vêtements avec de la peinture, déchirer mes dessins, flanquer mon ours en peluche à la poubelle (je me souvenais avoir passé des heures à l’essuyer avant de pouvoir me rendormir, ma peluche sinistrée serrée sous le bras). Luc savait s’y prendre, usait de l’avantage que lui procurait son statut de cadet. J’avais longtemps espéré qu’un soir mes parents m’annonceraient par des mots tendres et mystérieux la venue prochaine d'une petite sœur. Mais il n’y eut jamais de petite sœur. Mes parents n’y songèrent sans doute même jamais, leurs deux garçons suffisant à leur peine.
Je n’étais pas resté indéfiniment les bras croisés. J’avais tiré profit de ma force physique pour me défendre, et parfois attaquer. Les soirées familiales ressemblaient à des combats de catch sauvages et permanents, dont le gong final ne retentissait qu’avec l’assoupissement de Luc pour une nuit de repos brutal ou la menace tangible de la fessée paternelle. Notre mère s’arrachait les cheveux tous les jeudis, alors jour de repos scolaire. C’était à croire que ses deux fils reconstituaient, tant à l’intérieur de la maison que dans le jardin, tous les duels d’infanterie, de Vercingétorix à Dien-Bien-Phu – et bientôt Alger.
Au fil des ans, notre mère démissionna, impuissante face à la rage dévastatrice qui nous animait, Luc et moi. Elle ne comprenait pas cette mésentente farouche, ne l’admettait pas et se ruina la santé à se reprocher de nous avoir si mal élevés. Se jugeant coupable du manque de la moindre parcelle d’amour entre ses deux fils, elle développa vers la quarantaine un cancer de l’œsophage qui l’emporta en deux ans.
J’ignorais encore si Luc s’imputait une partie de la maladie de notre mère. J’en doutais.
Le jour de la mort de notre mère, j’avais quatorze ans et Luc douze. C’était un jour de semaine ordinaire, c’est-à-dire que Luc m’avait asticoté au collège pendant la récréation jusqu’à ce que je me décidasse à lui rentrer dedans. Comme tous les jours, le proviseur avait regardé par sa fenêtre les pions chargés de la surveillance nous séparer avec difficulté. Ce jour-là, le proviseur en eut assez de nos altercations quotidiennes et convoqua nos pa-rents. La convocation arriva le surlendemain, jour des obsèques, malgré que le proviseur eût cherché mille moyens pour récupérer en vain sa missive inopportune.
Aussi fût-il surpris de voir notre père ponctuel, strict et digne, ob-tempérer à sa convocation le lundi suivant.
M. Borgnet présenta ses condoléances sincères et emberlificotées. Troublé par l’impassibilité de son interlocuteur, le proviseur se montra fort mauvais diplomate, nous traitant, Luc et moi, d’enragés dès sa première phrase. Notre père bondit de sa chaise, saisit le proviseur par le col pour le secouer en lui hurlant au nez de retirer ses paroles. Le pauvre Borgnet ne demandait pas mieux que de réparer sa maladresse mais la pression exercée par son agresseur autour de son cou étouffait son élocution jusqu’à la ren-dre inaudible. Notre père ne lâcha d’ailleurs prise qu’en prenant conscience du teint apoplectique du proviseur. Ce dernier récupéra son souffle et en profita pour téter l’air goulûment. De la main, puis par un sifflet de voix, Borgnet assura notre père que ce n’était rien, rien du tout, qu’il comprenait et s’excusait tout au contraire, lui, de s’être montré blessant en nous traitant d’enragés.
En convoquant nos parents une semaine plus tôt, Borgnet s’était fixé comme objectif de nous mettre au pied du mur : soit nous nous calmions – notamment Luc – soit c’était l’exclusion pour nous deux. Seulement voilà, en une semaine, notre mère était décédée et notre père était passé à deux doigts de l’étrangler dans son bureau. Le proviseur se borna donc à prier ce dernier de faire montre d’une plus grande fermeté envers ses fils (« Dans leur intérêt ! »)
Borgnet encaissa plutôt mal sa défaite et, jour après jour, les conflits musclés nous mettant aux prises, nous les frères Vernon, lui devinrent insupportables. De plus, depuis peu, Luc s’en prenait à presque tous les élèves, petits ou grands, peu importait. Au dernier conseil de classe de l’année, le proviseur proposa la non-admission dans l’établissement l’année scolaire suivante de l’élève Luc Vernon. Le conseil vota contre à une petite majorité, convaincu par le professeur d’éducation physique et sportive d’une ré-demption possible de l’élève infernal. Borgnet accusa nettement le coup après cette seconde défaite : il se tira une balle dans la bouche le soir même. Cela n’eut pas grande conséquence, sauf pour les quelques professeurs qui s’étaient opposés au renvoi de Luc. Ils en éprouvèrent mauvaise conscience jusqu’au bouclage de leur valise pour les deux mois et demi de vacances estivales.
Le nouveau proviseur nommé pour la rentrée suivante, plus jeune, les nerfs plus solides, résista mieux aux frasques de Luc auquel il ne restait que deux ans avant de quitter le collège pour me rejoindre au lycée. Cette rupture physique entre Luc et moi fût mal ressentie par l’ensemble des collégiens. Alors qu’ils escomptaient une trêve, Luc s’acharna désormais après eux. Sans répression excessive de la nouvelle direction.
Après deux ans de terrorisme quotidien, Luc signa sa sortie du col-lège lors de la traditionnelle fête de fin d’année. Il s’inscrivit au tournoi de pétanque (discipline qu’il n’avait jamais pratiquée) et se choisit comme partenaire un grand benêt nommé Thierry Doyen, sorte d’hydrocéphale aux voies nasales saturées en permanence, et dont le revers de la manche gauche épongeait le trop plein toutes les cinq minutes. Luc convia Doyen à s’exercer au tir contre le mur des toilettes pour garçons. Il plaça une des boules de son partenaire débile sur le bitume et lui laissa les deux autres pour tirer.
- Pour être précis, rien de mieux que le bitume. Si tu ne tapes pas la boule en plein dans le mille, tu ne la touches pas, elle saute par-dessus… Vas-y !
Doyen acquiesça d’un hochement de tête. Son sourire torve indiqua cependant qu’il n’avait rien compris aux propos de Luc. Il s’essuya une chandelle avant de tirer sa première boule avec application, laquelle atterrit un mètre trop à gauche du but. La seconde, deux mètres à gauche… Luc s’en alla ramasser les deux boules de son équipier. Ce dernier en profita pour renifler trois centimètres de morve grasse sans avoir recours à la manche de son sweat-shirt.
- Tu tires trop à gauche ! J’ai déplacé le but sur la gauche : tu n’as qu’à tirer pareil que les premières fois maintenant !
Doyen se concentra. Rude effort. Si rude qu’il en oublia une mucosi-té verdâtre qui s’étala sur sa basket. Il ferma un œil. Visa. Tira. Sans doute avait-il gardé le mauvais œil ouvert, car sa boule partit une fois encore un mètre trop à gauche, pour le plus grand bonheur de Luc. La boule fila net sur le bitume sans être cette fois stoppée par le mur des toilettes. Elle fusa au contraire tout droit, sous la première porte des toilettes, ces portes ajourées tant en haut qu’en bas afin d’en faciliter le contrôle par les pions. Peu doué pour la pétanque, Doyen eut plus de réussite pour ce golf un peu spécial. Et réalisa un splendide « un sous le par » : sa boule se ficha du premier coup au fond de la cuvette à la turque, cuvette ornée d’un colombin géant déposé là un quart d’heure plus tôt par Luc en personne.
Doyen trottina vers les toilettes en murmurant un chapelet de « merde merde merde » de circonstance et resta bouche bée devant le spectacle de sa boule, une seconde plus tôt encore luisante de tout son éclat, plantée au milieu de la bouse peu amène, convoitée déjà par quelque mouches bleues dubitatives. Il scanda un dernier « merde » en retroussant sa manche. Puis il s’essuya le nez. Le contact de ses narines avec sa peau lui fit comprendre l’inversion fautive qu’il venait de commettre. Un nouveau « merde » sonore retentit. Il plongea enfin ce bras zébré de morve fraîche dans le trou, y puisa sa chère boule et sortit des toilettes pour annoncer à Luc qu’il voulait désormais s’entraîner ailleurs. Doyen ne trouva pas Luc, enfui dans un rire monumental depuis longtemps…
Luc avait continué d’épouvanter ses concitoyens jusqu’à ce qu’il en-trât – brillamment – dans la police. Ce qui sembla paradoxal à tout le monde. Sauf à moi. Si je faisais abstraction de la violence physique dont Luc faisait montre, je considérais mon frère comme le parfait imbécile, conformiste jusqu’en ses révoltes adolescentes, toujours prompt à marcher au pas dans le sillon de la dernière mode. Amusé et consterné, je me souve-nais des différents masques « rebelles » dont Luc s’était affublé, de sa quinzième année jusqu’à sa réussite au concours de l’École Nationale Su-périeure de Police.
Luc fut « baba », voûta sa dégaine sous un déluge de foulards in-diens, effrangeant ses jeans et les rapiéçant de rustines en forme de cœur. Et il fustigea l’intransigeance des « rockers » et des « bourges » dont mon père et moi faisions partie.
Luc fut « judoka », délaissant ses préceptes flower-power pour se vêtir plus conventionnellement et rouler des mécaniques, convaincu de sa fulgurante et prochaine promotion au grade de ceinture noire. Luc pensa pis que pendre des sports collectifs – surtout le football dont son père ne ratait aucune retransmission télévisée. Luc abandonna le judo tandis qu’il végétait en ceinture orange sur le tatami.
Luc plongea dans le karaté, envoûté par Bruce Lee. Je me souvenais encore le voir déambuler roide, puis d’une détente grotesque pulvériser tout objet à sa portée : cadre photo, chandelier, statuette ou téléphone. Luc se déchaîna de plus belle contre les onze manchots qui couraient après la baballe. Sa pratique du karaté cessa le jour où il se fractura le poignet sur la première briquette venue.
Luc s’en retourna alors vers sa période « baba » et devint grand consommateur d’herbe. Ce fut sa période « anar » dont il adopta la silhouette stricte : trois poils de barbe, jeans, pataugas et veste des surplus U.S. il alla jusqu’à se faire friser les cheveux. Plus rien ne le différenciait alors de sa vingtaine de copains avec lesquels il s’initiait au roulage de joint – un ticket de métro, trois feuilles de papier JOB. Ces quelques mois durant, Luc s’essaya à la guitare, sa route croisant ainsi par hasard la mienne, qui sévissais alors sur ma copie Telecaster couleur crème. Luc choisit la voie acoustique, plus en corrélation avec ses séances de fumette. Il ne jura que par Marcel Dadi jusqu’à ce que ses doigts eurent trop souffert sur les cordes en bronze filé. Vociférant une ultime fois contre les « rockeux » électrique dont je me réclamais, Luc raccrocha sa guitare folk et se découvrit une nouvelle passion.
Luc devint « motard ». Sa licence en poche, notre faible père lui of-frit une 125cc pétaradante. Chaque samedi, Luc fréquenta les rendez-vous des motards à la Nation. Reconnaissant envers son père de lui avoir payé son engin, Luc l’agonisait de sottises pour rester fidèle à son automobile « caisse à roulettes ». Luc ne manqua jamais d’effectuer le salut du motard de sa main gauche chaque fois qu’il croisait un autre fana à deux-roues motorisé. Jusqu’à ce qu’il loupa un virage sur bitume mouillé et que son anti-que MZ se désintégrât contre un arbre.
Sorti indemne de cet accident – deux bosses et une ecchymose – Luc se rendit, à pied, chez un bijoutier afin de se faire percer l’oreille. Je ne fus pas trop surpris de voir mon frère embelli de quelques épingles à nourrice, un disque des Sex Pistols sous le bras. Il voua aux enfers les rockers archaïques qui restaient fidèles aux accords classiques de Led Zeppelin ou des Stones.
Luc n’avait pas vraiment changé depuis cette époque. Faute d’avoir une ligne de conduite cohérente, il se réfugiait dans un conformisme rassurant. Ainsi avait-il choisi de devenir fonctionnaire, d’épouser une femme tranquille, avec des préoccupations aussi exaltantes que les traites d’une maison neuve (construite apparemment selon les mêmes plans que celles des voisins de tout le quartier) et l’avancement d’une carrière qui progressait par l’obtention d’étranges points d’indice.
Au contraire de mon frère, j’éprouvais le sentiment d’être resté fidèle aux idées de ma jeunesse. Cela pouvait signifier deux choses et parfois je me posais la question sérieusement : avais-je eu à quinze ans des idées de vieux ou conservais-je à quarante ans passés une certaine jeunesse d’esprit ? Quelques grosses gouttes de sueur froide perlaient sur mon front les soirs de blues où la première hypothèse s’imposait à moi.
Aujourd’hui, je me demandais plutôt ce qui rendait luisant de sueur le front assez dégarni de mon frère. Le temps était au frais. Luc couvait-il quelconque maladie ? Se sentait-il mal à l’aise face à mon deuil ? Cela ne lui ressemblait vraiment pas.


Dernière édition par Diane le Septembre 27th 2008, 19:37, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 27th 2008, 19:30

24


- Eh bien, entre !
Luc franchit le seuil sur mes talons.
- On s’en jette un ?
- Si tu veux, répondit-il, de moins en moins à l’aise.
- Whisky ? demandai-je, sachant que Luc n’aimait guère ce breu-vage.
- Une bière plutôt… si tu as !
- Non, je n’ai pas ! répliquai-je, décidé à emmerder mon frère malgré les circonstances (ou même à cause des circonstances…) Luc ne comprit sans doute pas mon attitude mais n’osa rien dire.
- Va pour le whisky, si tu n’as que ça…
Je lui servis une bonne rasade malgré ses protestations et sa tentative de soustraire son verre au débit de la bouteille.
- Allez, picole… Si tu te fais choper par les flics, tu n’auras qu’à leur coller ta carte tricolore sous le nez, ils se mettront au garde-à-vous illico, ces cons-là…
- Tu devrais moins boire… Combien en as-tu bu, déjà ?
- Rien du tout, mon neveu ! Jamais je n’ai conduit en état d’ébriété. Je ne bosse pas dans la police, moi !
- Pourquoi tu me cherches ?
- Pourquoi tu es ici ?
Luc rougit de colère.
- Étant donné le drame…
- Le drame ? Pour toi ? Pour ta femme ? Ne me fais pas rire. Pitié !
Luc se leva, martela ses mots. Il suait un peu plus encore, toujours inexplicablement (la gorgée de whisky ?)
- Mais qu’est-ce que tu crois ? Tu es mon frère ! Barbara était ma nièce ! Vous faites partie de ma famille !
De mon fauteuil, je lançai :
- Et Nelly, elle ne fait pas, pardon : elle ne faisait pas partie de la famille ?
Luc se figea, cherchant ses mots.
- Oui, mais… Depuis… Enfin, depuis qu’elle… avec ce jeune…
Je me levai doucement.
- Enfin Luc, elle a été ta belle-sœur pendant seize ans…
- Oui, bien sûr. Mais, vois-tu, on en a parlé avec Corinne depuis… l’accident. Est-ce que tout cela serait arrivé si elle ne t’avait pas quitté ?
- Elle serait en quelque sorte responsable de la mort de Barbara, quoi ?
Je m’approchai de Luc.
- En quelque sorte… Nous aimions beaucoup Barbara, Corinne et moi. Je te prie de croire que nous éprouvons un chagrin énorme… Énorme, tu m’entends ?
Bla-bla-bla.
- Mais pas pour Nelly ?
- Écoute ! Corinne te dirait comme moi : elle n’a eu que ce qu’elle a mérité. Elle n’avait qu’à pas te quitter. Elle a eu son châtiment. Respectons-là. Mais ne la pleurons pas plus qu’elle ne vallait.
Mon poing gauche partit en vrille. Direction le menton de Luc. Ob-jectif atteint avec violence. Luc s’affala dans le fauteuil, s'ébroua, se caressa le menton, passant ses dents en revue de la pointe de la langue. Puis il se releva, bombant le torse à la recherche d’une dignité outragée.
- Je te pardonne parce que tu es encore sous le choc !
- Tu ne me pardonnes rien du tout ! Et tu fous le camp ! Crétin ! Sa-laud ! Pourriture !
- C’est comme ça que tu me traites, moi, ton frère ? Moi qui ai fais le déplacement depuis Cahors ! Moi qui ai laissé Corinne seule, enceinte, presque à terme !
- Mais va donc la retrouver, ta femme ! Vous ne valez pas mieux l’un que l’autre !
J’avançai encore d’un pas, menaçant. Luc prit sa veste qu’il avait posée en arrivant sur le fauteuil et se dirigea vers la sortie. La porte claqua sur une haine fraternelle et durable.
Sitôt Luc dehors, je retrouvai le sourire et allai me poster derrière les stores vénitiens du salon, me régalant de la rage avec laquelle Luc vidait les lieux. « Qu’il aille au diable » je marmonnai lorsque l’automobile insolemment rouge et allemande de mon frère ne fut plus qu’un souvenir sur le bitume.
Je retournai m’octroyer une rasade de Jack Daniel’s à la santé de Luc et Corinne. À celle de mon neveu à venir que je ne connaîtrais jamais. Quelle importance ? Rien ne valait une bonne dispute, franche et définitive, pour se réconcilier avec soi-même. Je me réjouissais de n’avoir plus à subir Luc. Adieu les après-midis d’angoisse en famille chez mon frère ; les dimanches interminables entre chère abondante et télévision ronronnante. Que Luc se consacrât à son fils prochain et à sa femme ! Si Luc n’avait jamais pu encadrer Nelly, mes poils se hérissaient à la seule évocation de Corinne. La « mémère » personnifiée, ainsi l’avais-je baptisée. Après les premières rencontres et dans un souci d’objectivité, j’avais tenté de trouver au moins un côté positif chez ma belle-sœur… En vain. Physiquement, je la jugeais vilaine : elle n’y pouvait rien et je ne lui reprochais pas sa disgrâce, mais c’était ainsi. Elle n’était pas laide-laide, mais elle exsudait la bêtise. Ses traits se défaisaient dès qu’une expression, même fugace, passait sur son visage - et comme elle nourrissait en permanence de mesquins sentiments… Elle était jalouse de tout. Nelly arborait un nouveau bijou qu’elle s’empressait de dire à voix haute qu’elle n’en aimait pas le style, pour dès le lendemain courir s’en acheter un identique et le porter, sans états d’âme, à la réunion de famille suivante. Idem les fringues, les cheveux, le maquillage, les sacs à main, les chaussures… Pour tout ce qui participait de l’attrait extérieur d’une femme, en somme. Jusqu’à se rendre ridicule, car une brune ne supporte pas les mêmes atours qu’une blonde ; une grande fille charpentée déborde d’un tailleur coupé à la perfection pour une petite menue… Nelly possédait le plus harmonieux, le plus délicat cou de la terre. Son tour de cou en cuir et perles ressemblait fâcheusement à un collier antipuces une fois porté par Corinne, au cou bref et gras, vissé entre deux épaules massives. Corinne étalait à profusion son insoutenable intolérance envers tout et tout le monde. Un enfant hurlait : elle s’exaspérait ; il restait mollement dans un coin : même réaction ! Tout l’irritait : une mobylette pétaradante, un drogué notoire passant à la télévision, une voisine à la cuisse légère, le laxisme politique d’une gauche dépravée, l’impolitesse des jeunes, la dérive marxiste d’une frange de l’épiscopat français. Corinne était d'un ostracisme viscéral. J’avais pensé au début que, catholique pratiquante, elle éprouvait quelque amour pour son prochain. Mais non : jamais son amour ne franchissait le triple verrou de sa porte, sauf pour quelque entité papale ou gouvernementale. Comme ils s’étaient bien trouvés, Luc et Corinne… Quel épouvantable petit monstre allaient-ils produire ? Bonne chance au futur nouveau-né : il allait subir une éducation bien-pensante, rigoriste, pour être mis sur orbite majoritaire. Mise à feu au premier biberon : pas question de tirer trop sur le téton sacré de sa mère…
Bon vent les blaireaux… Je regrettais juste à cet instant de n’avoir pas révélé à Luc le secret de nos prénoms. Pourquoi celui de mon frère était si français alors que le mien relevait de l’anglophilie… J’imaginais Luc répétant le secret à Corinne, celle-ci s’évanouissant juste avant de demander le divorce afin d’échapper à cette famille dont les ancêtres déjà tiraient leur pied de nez au Bon Dieu…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 27th 2008, 19:43

25


L’équipe des juniors de Leicester venait de passer un 3 à 0 à l’équipe locale, valeureuse organisatrice d’un tournoi de football baptisé en toute pompe « européen » grâce à la présence, outre Leicester, d’une équipe belge de la banlieue de Charleroi.
Jacqueline était venue accompagner Juliette, sa soeur aînée, presque fiancée au gardien de but, qui trois fois au fond de ses filets avait regardé la balle rouler. Jacqueline n’avait d’yeux que pour ce grand joueur brun aux traits aiguisés, illuminés par un sourire d’ange quand ses shoots venaient tromper le fiancé de Juliette. Celle-ci, dès le match terminé, sombra dans la mauvaise humeur contagieuse de son mauvais perdant de petit ami. Quelle ne fut pas sa surprise devant la béatitude de Jacqueline face au géant d’outre-Manche. Ce dernier brandissait son trophée, tourné vers la poignée de spectateurs chauvins et rancuniers qui le conspuaient avec force geste. Deux mètres à peine le séparaient de Jacqueline, deux mètres que la jeune fille rêvait d’effacer pour s’envoler dans les bras de l’étranger au maillot bleu et blanc ; pour se blottir en lieu et place de la stupide coupe en fer blanc ; pour le chérir ; pour le couvrir de baisers. Son regard en disait assez long sur ses pensées : le joueur se figea pour une seconde éternelle, son regard rencontra celui de Jacqueline. De son côté, Juliette enregistra toute la scène, étonnée, agacée, car elle n’avait jamais surpris sa sœur dans un tel état d’amour. Y compris lorsqu’elle fréquentait « en tout bien tout honneur » ce grand benêt mou de François Vernon. Lequel eût mieux fait de les accompagner comme prévu au lieu d’attraper la grippe au dernier moment. C’était du Vernon signé ! Et Juliette se dit qu’après tout, il n’avait pas volé ce qui arrivait : que sa Jacqueline s’éprît d’un autre, fût-il l’adversaire d’un jour de son propre fiancé.
Jacqueline chevaucha encore quelque nuage, attendant immobile que Juliette et son fiancé sortissent des vestiaires. Lorsqu’il lui sourit. Lui. Il était là. Devant elle. Le même sourire fier et moqueur aux lèvres qu’elle lui avait vu sur le terrain.
- Vous êtes seule ? demanda-t-il avec un accent à fendre le smog londonien.
- J’attends ma sœur.
- What ?
- Ma sœur !
- Pas comprendre… Sorry…
Ce qu’il comprit fort bien, c’était qu’il devait passer outre les mots qui les séparaient et adopter un langage plus universel. Ainsi prit-il la main de Jacqueline dans la sienne et l’entraîna-t-il dans un recoin, derrière le bâtiment de bois qui servait de buvette. Là, fort de la docilité de sa conquête, il l’embrassa. Ce qui lui sembla préférable à tout discours en mauvais français. Elle sentait la violette. Il sentait la sueur et le cuir. Ils se trouvèrent à leur goût. Il embrassa Jacqueline comme jamais François Vernon, ni encore moins un autre ne l’avait encore embrassée. Sa langue si agile, ses mains sur son corps, jouant dessus dessous la robe légère. Jacqueline ne pût retenir un râle. Un bref coup d’œil par-dessus l’épaule de sa conquête afin de scruter les environs et apprécier le petit bois qui s’étendait depuis la main courante délimitant le stade. Il prit la petite frenchie dans ses bras, la décolla du sol comme on cueillait une fleur. Ils s’aventurèrent sur cinquante mè-tres dans une allée étroite jusqu’à une infime clairière. Sans perdre une seconde, il fut en elle, elle qui s’offrait pour la première fois. Malgré la rudesse du footballeur, Jacqueline ne perçut aucune douleur. La célérité du coup de rein envahisseur ne lui en laissa pas le temps. Vite, il jouit. Vite, elle jouit. Le sourire d’ange du garçon ne l’avait pas quitté, n’ayant cessé d’illuminer son visage le temps de l’étreinte. Jacqueline le rejoignit dans cette béatitude apaisée.
Puis, tel un animal traqué, il se redressa à demi et consulta sa mon-tre ; ce qui le fit se dresser tout à fait. Il tendit la main à Jacqueline, l’aida à se relever à son tour, galant comme un lord d’opérette et attendit qu’elle se rajustât. Puis, enlacés, ils retournèrent au stade. Arrivé à la main courante, il lui sourit une fois encore, dégagea sa main et lui fit comprendre qu’ils devaient se séparer là. Jacqueline lui rendit son bref sourire, lui demandant simplement comment il se prénommait.
- My forname’s Liam, répondit-il. Liam.
- Liam ? C’est joli… Nice !
- That’s irish.
- Quoi ?
- Irish ! Je suisse irlandais, déclama le garçon sans rire, inconscient de la double nationalité qu’il venait de s’attribuer.
- Irlandais… murmura Jacqueline, ne tombant pas dans le piège hel-vétique tendu par le français approximatif de son premier amant. Elle se hissa sur la pointe des pieds. Elle l’embrassa sur les lèvres. Un baiser léger comme la robe qu’elle portait. Léger comme le monde depuis que cet irlandais l’avait pénétrée plus loin que son âme. Léger comme cette particule infime et vivante, fougueuse, irlandaise, qui fécondait déjà un ovule accueillant et opportuniste.


Je naquis huit mois et vingt et un jours plus tard. Reconnu par Fran-çois Vernon alors que celui-ci avait fait l’amour pour la première fois de sa vie seulement huit mois et seize jours plus tôt. Ma mère n’aura jamais la certitude scientifique de la paternité de Liam l’Irlandais. Mais une force impérieuse la convainquit dès le premier examen de grossesse. Et elle imposa à ma naissance son choix pour ce prénom irlandais, si étrange aux yeux de François. Ce dernier se rattrapa avec son second fils, vraiment de lui celui-là, en le baptisant Luc. Après tout, ces deux prénoms présentaient des similitudes évidentes : même initiale et une seule syllabe. Des prénoms légers, en quelque sorte. Jamais ma mère ne confessa à son mari qu’elle me savait n’être pas de lui. Elle attendit d’être au bout de son rouleau sur son lit d’hôpital, rongée et bientôt vaincue par son cancer, pour me raconter son aventure. Notre aventure. Elle me fit promettre le secret absolu et je tins parole. Même Nelly n’en sut jamais rien. Seule l’envie de pourrir la vie de Luc et Corinne avait failli m’inciter à rompre mon serment. Mesquin. J’étais heureux d’avoir repoussé cette idée.

Liam, mon père, doué d’un sens du but exceptionnel pour son âge, gagna bientôt sa place dans l’équipe professionnelle de Leicester. Il inscrivit trois buts pour sa première saison en première League. Comme il tripla ce score l’année suivante, il fut transféré au club de Manchester United. Là, concurrence avec les meilleurs joueurs britanniques de l’époque oblige, il végéta une paire d’années sur le banc des remplaçants. Malgré tout, son acharnement aux entraînements lui permit d’être du voyage avec son club pour un match en Yougoslavie. Il y participa pendant dix minutes. Les dix dernières.
La rencontre eut lieu le 5 février 1958. Le lendemain, à l’escale de Munich, l’avion qui transportait cette équipe de légende s’écrasa au décollage. Seuls trois joueurs survécurent, dont le grand Bobby Charlton. Liam périt carbonisé. Son nom ne fut pas cité par les journaux français. Jacqueline ignora tout de la fin brutale de son premier amant. Son unique amour…
Je pris connaissance de ces faits quelques mois après le décès de ma mère, après avoir effectué des recherches sur différents sites Internet…
Lorsque l’accident survint, une certaine Linda Wright demeura in-consolable. Elle attendait le retour de Liam à l’aéroport de Manchester. Et un heureux événement pour quelques semaines plus tard.
Ainsi Liam aura-t-il été père deux fois sans qu’aucun de ses deux enfants ne le connût. This boy n’était pas fait pour la paternité…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 27th 2008, 19:49

26


Je sortais juste de sous sa douche quand la sonnette de la porte d’entrée retentit. Qui venait donc m’importuner encore ? J’enfilai mon peignoir écossais et allai jeter un coup d’œil plongeant par la fenêtre. Vincent… Mon poing gauche me démangea. Je commençais à concevoir sans rire une sorte de rituel nouveau : boxer tous les indésirables venant me présenter leurs condoléances. Je me promis néanmoins de me retenir et de gar-der mon calme le plus longtemps possible. Je descendis ouvrir.
Vincent ne put réprimer un haussement de sourcils, ma tenue ne concordant pas avec l’idée qu’il se faisait de celle d’un homme venant de perdre sa femme et sa fille. Même si Vincent était bien placé pour savoir que Nelly et moi étions séparés depuis trois ans…
Vincent portait le deuil, lui. Splendide cravate noire, accessoire jus-qu’alors absent de sa panoplie vestimentaire. Je devinais qu’il s’était interrogé toute la nuit avant de se décider à venir me voir. Il avait manifestement passé une nuit blanche. En fait, depuis la mort de Nelly et de Barbara, Vincent ne dormait plus. Presque plus. Une heure ou deux sur le petit matin ; une heure encore l’après-midi. Un mauvais sommeil qui ne réparait rien. Vingt ans. Vincent avait vingt ans et il venait de perdre la femme qu’il aimait. La seule femme de sa vie. La seule qui lui avait entrouvert les portes lumineuses de l’absolu bonheur. Malgré l’insistance de ses parents, Vincent n’allait pas dormir chez eux, préférant se laisser vaincre par l’insomnie, le nez dans les draps du lit où elle, Nelly, était venue le rejoindre presque tous les soirs… Des draps qui lui restituaient des parfums nocturnes, parfums intimes ; et l’odeur de ses cigarettes. Contrairement à moi, Vincent n’était pas en manque de cette odeur-là. Il pouvait se la rappeler aisément : le dernier paquet de cigarettes de Nelly reposait sur sa table de chevet. Après l’amour, serrée contre lui (Vincent ne disposait que d’un lit pour une personne et Nelly l’avait supplié de n’en pas changer), elle n’avait que le bras à tendre pour se servir. Elle tapotait le paquet afin que le briquet qu’elle y insérait tombât dans sa paume, approchait le paquet de ses lèvres et en retirait une cigarette. Vincent ne fumait pas. Que Nelly fumât ne le dérangeait pas. Rien de ce que faisait ou disait Nelly ne dérangeait Vincent. Il lui était dévoué tout entier. Dévoué à cette femme de quarante-trois ans. Dont le corps – hormis les poumons - soutenait à son avantage la comparaison avec celui des filles de vingt ans. Nelly avait offert à Vincent un amour crû, sauvage, brut. Sans ambition autre que de vivre au présent. Sans jamais regarder vers des lendemains qu’elle pressentait malheureux quand le temps aurait fait mûrir l’enthousiasme aveugle de son jeune amant en désenchantement lucide.
Deux nuits blanches. Les traits du visage de Vincent s’étaient creu-sés. Il avait vieilli. Comme s’il devait paraître le même âge que Nelly, à présent qu’elle n’était plus. C’était ce que je découvrais : un Vincent de quarante ans à la place du jeune homme ivre de santé que j’avais connu. Je pris de plein fouet cette démonstration muette mais évidente que la vue de Vincent m’imposait : la mort de Nelly laissait plus de traces tangibles chez Vincent que chez moi. J’en conclus qu’ils devaient s’aimer sacrément. D’un amour neuf encore. Si Vincent présentait telle figure, combien avait-il dû aimer Nelly… Et je connaissais Nelly : elle devait rendre à Vincent un amour réciproque. Pour le moins.
Je m’étais juré de me contenir. Mais cette révélation brutale, cette brusque certitude que je ne comptais plus pour grand-chose dans le cœur de Nelly, me fit exploser. Je le sentis venir. Une bouffée de chaleur monta en moi. Mon visage s’empourpra. Je voulus soudain hurler mais Dieu sait quelle synapse me fit renoncer à cette démonstration ridicule.… Alors la pression se libéra à travers mon poing et j’éclatai le nez de Vincent. Le sang coula. Vincent porta la main à son visage ; contempla incrédule ses doigts rougis. Il leva les yeux, gardant son expression incrédule. Je l’interprétai comme une marque de crétinerie. Cela me réconforta un peu. S’il avait réagi autrement, peut-être m’en serais-je voulu d’avoir frappé Vincent, sans même qu’il prononçât le moindre mot.
Vincent quitta la maison à reculons, la main en conque sous son nez pour ne pas tacher le sol. Je trouvai cette précaution grotesque. Je souris : la cravate noire de Vincent était constellée de petites éclaboussures écarlates. J’allai fermer la porte derrière Vincent. Je me sentais las. Je voulais oublier. Je voulais les oublier tous. Tout oublier.

Qui allait donc encore venir ? Je redoutais le pire. Pour me donner des forces (mauvais prétexte), je me servis un verre de bourbon. Ça commençait à faire beaucoup en pas longtemps, mais j’avais partiellement épongé les précédents verres en prenant ma douche presque froide (je m’y habituais…) Avant de retourner à l’étage pour m’habiller, je chargeai Exile on main street sur la platine, en programmai l’ordre de passage des chansons afin que l’introduction vivifiante de All down de line éclatât en premier. J’avais besoin d’un coup de fouet autre que l’alcool. La cavalcade effrénée entre les parties de guitares et les vociférations des cuivres tombaient à pic et je restai planté devant la chaîne jusqu’au decrescendo final. À peine fis-je un pas de côté pour me désengourdir les jambes. J’attendis que Happy résonnât à son tour dans l’espace. Happy. Quand allais-je pouvoir l’être à nouveau ? Je tournais et tournais cette phrase en moi. Je n’écoutais plus la diablerie musicale. Il est temps pour moi d’aller m’habiller. Auparavant je me soignai les phalanges.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 27th 2008, 20:07

27


Je venais de me glisser sous les draps. La sonnette résonna. En-core …
Je me relevai et déjà chauffai mon poing. Un coup d’œil par la fenê-tre : le voisin…
La dernière fois que nous nous étions parlés, c’était pour nous insulter à pleins poumons. Tout ça par la faute de son fils, mièvre boutonneux qui me rappelait Luc au même âge par sa frénésie affichée de sans cesse vouloir paraître à la mode. Je m’en serais bien moqué si l’adolescent n’avait eu le mauvais goût de s’acheter une guitare électrique et de tâter de cet instrument comme s’il mâchait une guimauve trop exposée à la lumière d’août. Régulièrement, quelques accords atonants et arythmiques me par-venaient aux oreilles par-dessus la haie de cyprès. Quoique indisposé par l’inaptitude évidente du garçon à maîtriser son instrument, je me contentais de trouver refuge alors sous mon casque hi-fi, y faisant éclater un Get yer ya ya’s out salvateur. Parfois, l’entrecuisse de Béatrice m’offrait meilleur abri et réconfort. Je résistais à la tentation d’intervenir pour mettre un bémol aux tentatives de voisin-fils d’enchaîner deux accords.
Sauf l’après-midi où je perçus le mol tintouin de la guitare massacrer Satisfaction… Je voulus trouver mon salut avec Béatrice, la plaquai sur la table de la salle à manger, ses seins écrasés dans le plat de purée encore chaude. Mais il nous fallut interrompre nos ébats sans en avoir fini avec notre petit bonheur, Béatrice commençant à peine à onduler en désordre, signal de sa lente montée vers le bleu.
Le fils-voisin ne se contentait pas de jouer faux l’hymne de ma jeu-nesse : il la transformait en « techno-pop », pure insulte à l’essence du rock’n roll. Jouée par cet affligeant garçon, la chanson avait perdu jusqu’à son âme, comme si une fillette de cours élémentaire balbutiait une page de Mort à crédit façon La cigale et la fourmi.
Je bondis hors de la maison, tout en rajustant jeans et ceinturon. Béatrice demeura les seins dans la purée, une main sur la salière, les mâchoires serrées autour du pain. Ses yeux seuls furent capables de réaction et me virent l’abandonner à l’orée d’un plaisir intense pour me livrer à une course désordonnée, ponctuée d’autant de sauts de cabri que le bouclage de mon pantalon en réclamait.
Je disparus chez le voisin que Béatrice se relevait à peine et s’interrogeait à voix basse sur la variété de mouche qui m’avait piqué. De mon côté, je m’abstins de sonner chez les voisins et investit la place d’autorité, y semant la panique. La voisine était en train de se peindre les ongles de doigts de pieds avec la grâce d’un Seurat. Les cheveux décolorés à l’eau oxygénée, elle espérait naïvement paraître la moitié de son âge mais son corps disgracieux et son regard torve la trahissaient.
Je surgis. Elle se cabra. Sa jambe gauche se détendit, renversant le flacon de vernis sur le canapé. Le pinceau, avec lequel elle rosissait ses infâmes orteils en forme de rognons, balafra d’un « z » qui ne voulait rien dire son chemisier en pure soie de Taiwan. Simultanément, elle poussa un cri, terrorisant ainsi sa fille occupée à charger un CD. La fille (à peine re-mise de ses premières règles) laissa échapper la rondelle aux reflets d’infini. Les Quatre saisons de Vivaldi interprétées par le trompettiste pour mémère et son grand orchestre se brisèrent en quatre morceaux - un par saison – sur le carrelage poussiéreux.
Par malheur, la fille agenouillée sur ses talons perdit l’équilibre en même temps que la maîtrise du CD et tenta de se rattraper à ce qu’elle pouvait. Ça tomba sur le tiroir de chargement de sa platine laser ouvert au maximum comme une langue de communiant. Sous la pression, le tiroir tînt bon – hélas – et entraîna dans sa résistance la chute de tout l’appareil sur le gros orteil de la fille, celui dont l’ongle meurtri par la mode des talons hauts faisait tant souffrir qu’elle le soulageait en restant nu-pieds à la maison. Elle hurla à son tour sous la douleur de l’écrasement de son orteil mais aussi à cause d’une entaille profonde que venait de lui infliger un éclat de Vivaldi à sa plante de pied droit.
Alerté par cet étrange double hurlement, le voisin se précipita vers le salon au moment même où j’en repoussais la porte avec violence. Classique : le voisin s’offrit des fiançailles étincelantes avec l’arête de la porte. Je l’enjambai tandis que l’autre constatait d’une main incrédule la protubérance qui agrémentait sa calvitie naissante. Je le négligeai pour m’engouffrer dans l’escalier menant au sous-sol. Voisin-fils, isolé du tumulte de l’étage supérieur par une flopée de décibels outrageants, continuait de malmener le riff de Satisfaction. Mon déboulé le surprit au point qu’il cogna le manche de son instrument contre le mur en parpaings brut. Un « bloing » sourd résonna dans l’ampli. Puis l’écho s’assoupit.
Je passai à l’attaque :
- Je t’interdis de jouer ce morceau !
Impressionné, le gosse acquiesça de plusieurs hochements de tête dignes d’un chien en peluche posé sur une plage arrière d’automobile (son père en avait d’ailleurs installé un dans sa Citroën, ainsi qu’un St-Christophe à la clé de contact et un fanion du TFC violet et blanc au rétro-viseur intérieur… Tableau complet ! Quine !)
Justement, voisin-père, requinqué, survint en trombe et me chopa par le col. Algarade musclée, confuse. Corps à corps d’où s’échappaient parfois un faible crochet, un tacle aux chevilles peu conséquent. Le voisin eut finalement le dessus (je me jurai alors de me remettre au jogging afin de re-trouver un peu de souffle) et m’éjecta sans ménagements sur la route approximativement goudronnée qui desservait les deux maisons avant de se perdre en pleins champs, par-delà la colline.
Béatrice arriva à point nommé pour m’aider à me relever. Elle jeta un œil inquiet par la fenêtre ouverte du salon des voisins, d’où s’étiraient les miaulements plaintifs de la fille dont on pansait déjà les pieds.
Depuis cet après-midi orageux, mon voisin et moi nous étions co-pieusement ignorés. Je m’en trouvais fort bien. Surtout que jamais plus le fils n’avait entrepris de rejouer Satisfaction… D’ailleurs, l’adolescent – me confortant ainsi dans ma conviction de tenir là un Luc bis - avait vite abandonné la guitare. Ce qui n’avait constitué une perte que pour le marchand d’instruments de musique, et encore, puisque par réaction et dans un souci toujours affirmé d’emmerder mon monde, je m’étais racheté une Telecaster crème, le même modèle que j’avais fracassé dans le garage lorsque Nelly m’avait quitté. Je repris goût à broyer des accords massifs sur cinq cordes neuves, distribuant aux voisins, par le truchement des fenêtres grandes ouvertes, une leçon de guitare, façon Keith Richards.
Et maintenant, le voisin s’annonçait. Mû par un mystérieux senti-ment de réconciliation autour des morts, selon toute probabilité. Je n’hésitai pas, ouvris la porte, ne laissai pas au crétin chauve le temps de balbutier quelconque ineptie, lui balançant un direct du gauche au menton. Sec.
Je refermai la porte. L’autre se retrouva sur le cul. Se redressa et s’empara d’une poignée de gravillons, les lança, dérisoire, contre la porte close.
J’en gloussai. Mes relations avec mon unique et immédiat voisinage promettait d’être catastrophique. Pur bonheur…
Je remontai me coucher. Cette fois, j’en étais sûr, on ne me dérangerait plus.
Elle ne viendrait pas ce soir. Peut-être demain. Sans doute demain. Je m’aperçus qu’aujourd’hui elle me manquait. Seulement aujourd’hui. Alors que son départ m’avait laissé indifférent, alors que son départ m’avait presque soulagé, un vague sentiment de liberté retrouvée me berçant alors le fond du cœur.
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Renaud
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 00:14

"Stie que j'haïs la guimauve dégoulinante"
Signé: Guy Mauve

Après la lecture du chapitre 27,je regardais l'écran et voyais,Diane, ta signature.À croire que tu la inscrites exprès pour ce roman.Il se lit bien,mais nous laisse toujours dans l'attente d'une histoire qu'elle soit d'amour ou autre.Dès qu'elle semble nous mener vers un but elle retombe.Le héros un type de 40 ans ressemble à un gars de 18 ans dans son premier appartement et ne semble pas avoir évoluer depuis son trip rocker.
Un moment j'ai même pensé qu'il nous la jouait Basic instinct,bon point pour lui.Il a au moins eu l'originalité de ne pas tomber dans le piège.
J'attend tout de même la suite,curieux de voir le développement.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 2 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 10:08

Je suis comme Jaco j'adore cette écriture et ses descriptions... non non non pas de guimauve dégoulinante a propos de ce roman surtout pas.

Non la guimauve dégoulinante c'est quand les gens ne font que s'admirer mutuellement dans un léchage pas croyable... (non non pas ici.) et c'était une inside joke avec Jaco que j'avais mis au courant de mon exaspération.

Aucun rapport avec ce roman qui me tient en haleine et que je retourne lire a l'instant. J'aime cette écriture sachant qu'elle prête flanc a la critique parce que livrée en petits morceaux donc ça prête davantage a l'interprétation négative parce qu'on n'a pas TOUTE l'oeuvre devant soi.

J'attendrai d'avoir tout lui pour juger de l'oeuvre en entier.
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