Entraide informatique et divertissement
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 Sol Ouvert...

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Renaud
Diane
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Diane
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MessageSujet: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 23rd 2008, 18:42

Philippe Paternolli est un ami de Philou qui venait ici, de moi via le virtuel.
Il écrit, il publie aussi. J'aime la facilité de recevoir chapître par chapître une de ses oeuvres, j'aime aussi la confiance qu'il me fait et avec son accord je vais ici vous donner la chance de lire un de ses livres en 46 chapîtres.
Philippe est un français; il peint, expose, fait des photographies magnifiques a une copine et ils ont deux chats. Il travaille aussi mais j'ai oublié ou, pourtant Philou me l'a dit la semaine dernière!

Je viendrai mettre un ou deux chapîtres par soir. J'en suis au 19" et quand ça ne vient pas assez vite je râle un petit peu.


Les trois éclairs de ma vie. Trois femmes. Mes trois femmes. La première m’avait quitté à deux reprises ; la deuxième était morte ; et la troisième reposait en salle de réanimation sous surveillance médicale. Tragique et dérisoire comptine.

J’attendais. Le couloir était blanc, propre et laid. Un couloir d’hôpital. L’opération s’était bien déroulée, le chirurgien m’avait rassuré un quart d’heure plus tôt.

Seul et nerveux, je surveillais la porte de la salle de réanimation. Je pensais à elles trois. Trois femmes, c’était sans doute peu aux yeux de certains. Pour moi c’était déjà beaucoup ; trop même…

Béatrice, Nelly, Cat.

Cat, Béatrice, Nelly. L’ordre n’avait aucune importance, je les avais aimées toutes les trois.

Et je n’oubliais pas Barbara. Ma fille Barbara.


Dernière édition par Diane le Septembre 23rd 2008, 18:48, édité 2 fois
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 23rd 2008, 18:44

1



En cette fin d’après-midi de juin, tout le monde semblait parti en vacances alors que l’année scolaire ne s’achèverait pas avant deux semaines. La canicule sévissait depuis le début du mois : les gens restaient chez eux, les vieux surtout dont les journaux relataient l’hécatombe déshydratée. Morbide. Les volets demeuraient clos la journée entière. Malgré les courants d’air, cela ne suffisait pas, la moiteur investissait les maisons, les ventilateurs s’avéraient impuissants. Respiration oppressée, poumons bloqués à mi-course, il fallait être oiseau de nuit pour miser un centime sur un zeste d’air frais.

Combien étions-nous, éveillés encore vers trois heures du matin, en bermuda, pieds nus dans l’herbe grillée, à reprendre forces sous les encouragements ténus des étoiles.

Je jetai un œil mauvais sur les rangs de parpaings érigés face à notre chambre. Le futur voisin semblait convaincu de pouvoir bâtir sa maison seul. Pourquoi non ? L’ennui c’était son acharnement à l’édifier juste derrière la nôtre. Adieu les perspectives infinies, vignobles moelleux musardant jusqu’à la plaine, lumières tamisées de la ville au lointain, la silhouette abrupte de la cathédrale… Au début des travaux, j’avais subi une éruption de bubons au revers des mains. Depuis, avec le réconfort de Nelly, je tentais de m’habituer, mais les murs gris surgissaient hors de terre, me masquant le levant. Pas facile de s’en accommoder.

En bermuda et pieds nus dans l’herbe grillée, je tentais de faire abstraction du chantier en cours. J’avais eu la chance de ne compter aucun voisinage immédiat. J’appréciais de pouvoir me croire parfois un instant seul au monde. Au loin, la cathédrale montait depuis cinq siècles une garde vaine et silencieuse, mais sa silhouette massive imposait le respect au profane. Son éclairage nocturne rehaussait le roux de ses briques.

Ce soir comme chaque soir, j’attendais : chaque nuit retentissait le cri lugubre d’un hibou. Vol lourd, froissements d’ailes, je n’avais pas encore repéré l’arbre dans lequel l’oiseau nichait.

Nuits merveilleuses.



Plus merveilleuses encore lorsque Nelly poussait les volets et me rejoignait en silence, se postait à ma gauche, la main droite posée sur mon bras. Nous restions alors immobiles jusqu’à ce qu’elle eût envie d’une cigarette, prît son paquet coincé dans l’élastique de sa petite culotte renfilée avant de sortir, pour d’une pichenette en extraire une cigarette et son briquet jetable. C’était son habitude. Nelly glissait son briquet à l’intérieur du paquet dès qu’il y avait assez de place. Il lui fallait fumer cinq cigarettes pour cela. Un brusque éclair : la flamme du briquet. Puis s’installait une obscurité plus dense encore. Nelly tirait deux ou trois bouffées, approchait le filtre de mes lèvres, je tirais une longue bouffée et unique bouffée, ayant cessé de fumer depuis plus de quinze ans.

Parfois, nous retournions nous coucher et nous faisions parfois l’amour. Je n’aimais pas cette expression, je préférais parler de galipettes ; Nelly n’aimait pas l’expression « faire l’amour » non plus. Elle, c’était « s’envoyer en l’air ». Le plus souvent, avant de nous rendormir, il n’était question ni de galipettes ni d’envol aérien : nous n’échangions que quelques mots, le corps frais sur les draps, et profitions de ce court répit pour trouver le sommeil avant que la chaleur ne nous tourmentât de nouveau… Parfois, la conversation se prolongeait jusque tôt le matin. Parfois Nelly grillait cinq cigarettes d’un paquet neuf et pouvait y insérer son briquet…

Nuits délicieuses. Un seul souci : devoir malgré tout me lever de bonne heure le lendemain. Je payais cher alors les minutes de fraîcheur volées à la nuit. Je ne supportais pas les douches froides. Je supportais encore moins les douches glacées. Foutues recommandations afin de bien démarrer les journées en cas de grosse fatigue… Alors je me chargeais les nerfs de cafés musclés, double dose, que je laissais diffuser un quart d’heure dans ma cafetière bodum. C’était mauvais pour mon cœur, c’était mauvais pour mes papilles gustatives, mais je m’astreignais à en avaler deux tasses, juste pour être capable de sortir la voiture du garage et parcourir au volant les kilomètres qui me séparaient du bureau. Une fois arrivé, plus de problème : je me laissais choir dans mon fauteuil ergonomique dont la position du dossier était réglé pour maintenir mes lombaires et la journée pouvait défiler. Ainsi accroché à mon ordinateur, les trente cinq heures hebdomadaires ne m’effrayaient pas. Seul le téléphone rompait parfois ma quiétude.

Le téléphone… Que je n’aimais pas cet engin ! Parler sans voir mon interlocuteur m’était douloureux. Étant incapable ainsi de juger de l’humeur de l’autre, j’étais largué. J’étais facile à larguer…

De temps en temps, le boss s’asseyait face à moi, me questionnait : où en était mon travail ? Je le rassurais : j’avançais, pas vite, mais j’avançais. Le boss écoutait-il seulement ma réponse ? S’isoler dans mon bureau le détendait, je le savais. Il contournait les écrans, regardait par-dessus mon épaule mes manipulations, raffolait du cliquetis des touches du clavier. J’achevais la procédure en cours, tendais les jambes et repoussais mon siège. C’était le signal : le boss pouvait alors parler. En règle générale il commençait par son fils, et leur incompréhension mutuelle. D’un côté le boss, la petite cinquantaine, de l’autre son fils inscrit en fac de sociologie. Je les connaissais l’un et l’autre et je ne comprenais pas qu’ils ne pussent s’entendre, le boss étant le type le plus tolérant de sa génération et Vincent tout le contraire du jeune con en révolte imbécile et systématique contre la société. J’avais bien une hypothèse : ils le faisaient exprès, selon une étrange nécessité, perverse et ludique. Ou alors tout venait de Marie-Carmen, la mère de Vincent, l’épouse du boss. Mystère…

Lorsque le boss ne me secouait pas de ses deux bras en me conjurant de lui donner la clé de leur énigme, il m’attaquait volontiers sur le chapitre musique. Avec sa petite dizaine d’années de plus, il avait vécu l’âge d’or du rock’n’roll tandis que j’avais assisté à son déclin dans les années 70. Je le défiais pourtant parfois, lui démontrant que cette musique possédait de beaux restes, que l’espoir subsistait à l’écoute attentive de certains nouveaux groupes. Et que les vieux de vieille n’étaient pas tous morts ou englués dans le sirop ! Chamailleries de part et d’autre… Quand même, le boss me snobait à me raconter par le détail ses premiers concerts : Stones ou Beatles à l’Olympia… Ma revanche : Lynyrd Skynyrd à Pleyel, les Stones en 76 à Knebworth, seul concert digne de leur réputation cette année-là… Lors de ces joutes, le boss se montrait plus acharné à défendre son point de vue qu’à comprendre la méthodologie de mes travaux. Il avait confiance et j’étais donc tranquille.

Pour ma précédente étude (« Du patinage des motrices électriques sur les voies du réseau ouest en automne »), j’avais planché trois ans, seul avec mon ordinateur ou en déplacement sur le terrain. Conclusion : à part l’élimination systématique de tous les arbres de la région ou la construction d’une bulle synthétique au-dessus des voies, jamais rien ni personne n’empêcherait une motrice un peu chargée de patiner sur les feuilles mortes humides. Et mon étude actuelle était à peu près aussi jobarde…



Cet après-midi là, cela faisait dix minutes que j’écoutais le boss. Les fréquentations de Vincent l’inquiétaient.

- Je ne les connais pas, mais je sens qu’il glisse sur une mauvaise pente…

- Pourquoi ? Vous avez retrouvé de la dope dans sa chambre ?

- Non, rien de tout cela… Mais je le sens ! Tu peux comprendre ça, toi ! Ta fille, elle a quel âge ?

- Quinze.

- Ah ! Les emmerdes vont commencer bientôt !

- Ne vous inquiétez pas, c’est déjà bien parti…

- Comment ça ?

- Elle a les poches bourrées de capotes…

- C’est aussi bien que si elle n’en avait pas, non ?

- Mais elle a tout juste quinze ans !

- C’est jeune mais y peux-tu quelque chose ?

- Non, je sais, c’est bien le problème…

- Fais-toi une raison : il fallait que ça arrive… Barbara est intelligente. La preuve : elle a des préservatifs pour son copain !

- C’est ce que je me dis. Et ce que je dis à Nelly…

- Tu vois, je me demande si je n’aurais pas préféré avoir une fille, plutôt que mon impalpable fils…

Soupir. Le boss s’apprêtait à évoquer ses nouveaux démêlés avec Vincent. Le téléphone sonna. Je décrochai : la Demion, une boîte qui cherchait depuis un an à me débaucher. Je les envoyai paître poliment.

- Tu as raison de rester courtois, Liam, on ne sait jamais, les affaires peuvent tourner mal d’un jour à l’autre…

- On bat de l’aile ?

- Non, rassure-toi, tout va encore très bien… Mais c’est vrai que le marché est imprévisible, ne serait-ce qu’à moyen terme… Au fait ! J’étais venu pour ça !

Le boss déposa une pochette en plastique sur le coin de mon bureau.

- Écoute ça et dis-moi ce que tu en penses…

Il sortit de sa démarche pesante, éléphantesque (le port de costumes gris lui était interdit). J’ouvris le sac. Un CD pirate de Led Zeppelin en concert : belle soirée en perspective. Coup d’œil à ma montre : presque 17 heures.

Encore la sonnerie du téléphone. La dernière de la journée, me pris-je à espérer. Je ne pensais à rien de précis, ne me doutais de rien mais je n’avais pas envie de décrocher et laissai passer quelques sonneries. Nouveau regard à ma montre. Je cédai et décrochai. Première règle de survie : ne jamais répondre au téléphone si l’on n’en a pas envie. Je venais de l’enfreindre. Je n’aurais pas dû.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 23rd 2008, 18:46

2




- Un problème ?

- Non, non, tout va bien.

Nelly me toisa d’un sale œil. Un regard expressif, du genre : « si tu veux me prendre pour une conne, continue ! »

J’essayai de louvoyer :

- Enfin… Le boulot… Pas vraiment un problème… Juste une boîte qui m’a encore relancé pour que j’aille chez eux…

Nelly écarquilla les yeux. Elle se rendait bien compte que je la prenais pour conne. Mais quoi faire ? Je n’allais pas lui raconter le coup de téléphone dont les moindres mots me crispaient encore les tympans… Je feintai à gauche :

- Je dois allumer le barbecue ?

Nelly fulmina mais se contint, faisant disparaître de son visage l’expression douloureuse qui l’assombrissait. Transfiguration : sourire et candeur délicieuse, elle me répondit d’allumer le barbecue pour 8 heures.

C’était parfait. Ça me laissait le temps d’écouter le Led Zep’ du boss. Je chargeai la platine, sélectionnai la sortie sur l’ampli. Trois secondes de chuintements propres aux enregistrements pirates, puis les cloisons explosèrent sous les premiers coups de massue de Gonzo. Je me précipitai pour réduire le volume sonore mais Nelly fut plus prompte, surgissant dès la troisième mesure alors que mes doigts pointaient à cinq ou six bons centimètres du gros bouton rond. Je tendis le bras gauche en arrière pour lui signifier que je m’occupais du problème. Nelly était torse nu, sans soutien-gorge, mais je n’avais pas la tête à ça…

- Tu es malade ou quoi ?

- Eh ! Je n’y suis pour rien si le volume était poussé à fond ! Vois ça avec celle qui s’en est servi avant !

- Tu rigoles ! J’ai écouté le flash de France-Info, ça ne fait pas dix minutes !

Je la fixai, les yeux dans les yeux (pas facile avec ses seins à l’air…) et je compris qu’elle ne bluffait pas. Elle était sûre d’elle. Et furieuse après moi.

- Barbara n’est pas rentrée ?

- Elle rentrera pour manger. Elle est chez Laetitia pour réviser.

Je ricanai :

- Évidemment. Chez Laetitia. Bien sûr…

Nelly sourit :

- J’ai téléphoné à Maryelle : Barbara est bien chez elle, avec Laetitia. Elles sont toutes les deux dans la chambre. Elles ne révisent peut-être pas, mais il n’y a pas de garçons avec elles.

- Bon ! Alors c’est plutôt rassurant !

J’avais eu beau essayer de noyer le poisson au beau milieu du Pacifique, Nelly n’avait pas oublié. Elle revint à la charge :

- ça n’explique pas pourquoi le son était à fond…

Je gonflai les joues de dépit. Que pouvais-je répondre ? Que j’avais tourné le bouton inconsciemment parce que j’avais la tête ailleurs ? C’était sans doute la vérité, certes, mais si je l’avouais, il allait me falloir expliquer à Nelly ce qui me préoccupait tant : le coup de téléphone…

Je contre-attaquai :

- Qu’est-ce que tu fous à moitié à poil ?

Elle baissa les yeux vers sa poitrine.

- J’allais prendre une douche… Tu viens avec moi ?

J’avais bien envie d’une douche, mais pas de me retrouver en position acrobatique sous un jet d’eau qu’un faux mouvement pouvait convertir en giboulée incandescente ou en tempête polaire. Je fis un pas en arrière :

- J’ai envie d’écouter un peu de musique…

Elle se vexa. Je la comprenais. Elle siffla :

- Bon. Comme tu veux. Tu es libre. Du moment que tu ne montes pas le volume de façon à ce que la ville entière soit ameutée !

Elle tourna les talons. Je pris le temps de la contempler enfin. Je dus me dépêcher d’en profiter : Nelly claqua la porte et s’effaça bientôt de mes rétines.

Vlam !

Je retournai à la platine et reprogrammai le début du CD. Avachi dans mon fauteuil avec le bar à portée de main, je me servis un bon demi verre de Jack Daniel’s, abandonnai l’idée de le noyer de glace (il aurait fallu que je me relevasse pour aller la chercher), trempai les lèvres dans mon verre, fermai les yeux, savourai la dentelle des arpèges de Jimmy Page. Une goutte de sueur perla à mon menton dans un agréable chatouillis. Sans une mouche qui me tournait autour et ce maudit coup de téléphone, j’aurais pu être élu l’homme le plus heureux sur Terre, catégorie insouciant.

La mouche, je me faisais fort de l’expédier dehors : l’attraper était facile. Tout gamin, après avoir étudié leur vol, j’avais mis au point une technique efficace. Il suffisait d’avancer la main à demi refermée par derrière la mouche, en évitant surtout de lui faire de l’ombre. Lorsque la mouche sentait le danger, elle s’aplatissait. C’était le signal. D’un geste rapide et ample, il fallait balayer la table. L’astuce consistait à ne pas être forcément plus rapide que l’insecte mais d’avoir un mouvement ascendant qui permettait de le cueillir en vol, puis de refermer la main au premier contact avec l’animal. Ne m’échappaient ainsi que les grosses mouches (je ne les chassais pas, par dégoût) et les mouches trop mollassonnes, contre lesquelles mon attaque s'avérait trop vive. C’était ma méthode, ma technique, mon truc. Il en existait d’autres sans aucun doute, mais puisque j’obtenais d’excellents résultats avec celle-ci, pourquoi changer de tactique ? À chaque fois, j’épatais Nelly lorsque je chassais une intruse et sa menace d’une nuit troublée par son vol turbulent. Debout, sobre, un fouetté de la main, direction la fenêtre d’où j’expédiais l’indésirable d’un lancer de base-ball. Puis je refermais la fenêtre, me lavais les mains et venais recueillir le baiser du vainqueur. Nelly, ravie et rassurée, s’endormait alors en toute quiétude.

Ça, c’était pour la mouche qui tarabustait mes lèvres humectées de whisky.

Pour le coup de téléphone, l’évacuation du gros nuage noir figé au-dessus de ma tête s’annonçait autrement plus rude.







« - Bonsoir…

« - Bonsoir Madame…

« - C’est moi… »

Je ne reconnus pas la voix de Nelly, ni celle de Barbara. Et qui d’autre pouvait se présenter ainsi par un simple « c’est moi » ?

« - Pardon ?

« - Béatrice… »

Un doute. Léger. Si léger qu’il n’existait plus vraiment. Je demandai toutefois, sans illusions :

« - Béatrice ?

« - Sweet movie…

Je plongeai bêtement :

« - Cinéma Daumesnil…

« - Je suis heureuse de constater que ta mémoire est toujours aussi bonne… »

Ma mémoire n’avait rien d’exceptionnel : quiconque aurait vécu ces moments-là s’en serait souvenus jusqu’à sa dernière étincelle de lucidité. Et Béatrice pouvait évoquer mille autres anecdotes, je n’avais rien oublié, de surcroît. D’ailleurs, le refrain de la chanson d’Aznavour s’imposa à mon esprit et je me surpris à le fredonner en silence.

« - Comment tu m’as retrouvé ?

« - À ton avis ? Rien de plus simple : pages blanches sur Internet… département par département… La Région parisienne pour commencer, puis la province… J’ai bien cru devoir interroger jusqu’au Territoire de Belfort, mais non !

« - Effectivement, si j’avais habité l’Ain… Désolé de t’avoir occasionné toutes ces recherches, mais…

« - … tu m’avais fait jurer qu’on n’essaierait jamais de se revoir : je sais !

« - Alors ?

« - Alors ça fait plus de quinze ans qu’on s’est quittés, ça s’arrose, non ?

« - Non. »

Béatrice marqua le coup. J’avais été trop tranchant, commettant ainsi une grosse faute.

« - Ne le prends pas comme ça… Tu pourrais t’en mordre les doigts ! »

Elle raccrocha. Je la reconnus bien là : soupe au lait, impossible à vivre ! Béatrice était une emmerdeuse de première, capable de pourrir la vie de n’importe qui pour une babiole… Nuisible. Pour moi, elle avait été un cadeau trop beau et bien empoisonné. Elle m’avait rendu dingue. Combien de fois n’avais-je serré poings et mâchoires, entamé mon capital nerfs avec cette fille ? Je la connaissais bien. Elle m’avait promis que j’allais le regretter. Je la connaissais assez pour redouter le pire.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 23rd 2008, 18:57

Si vous avez des commentaires vous les écrivez le long du fil, ça n'a jamais indisposé Philippe bien au contraire.

Je viens de lui dire que son petit roman était commencé ici. Je suis accro...
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Renaud
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 23rd 2008, 19:09

Je n'osais pas couper le fil du récit.J'attend la suite surtout que dans ces deux chapitres très courts il nous décrit la situation encore vaque de plusieurs personnages,mais je ne peut encore deviner du genre de récit qui va suivre.N'y même s'il décrit d'une certaine façon son entourage physique s'il vit en ville ou en campagne.
Ces deux premier chapitre donne donc une impression décousue mais la suite reliera probablement le tout.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 23rd 2008, 19:18

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On sonna à la porte d’entrée. Ce n’était pas Barbara - qui avait ses clés -, ni Nelly - qui chantait sous la douche. Je m’arrachai avec peine du fauteuil et allai ouvrir. Je tombai sur le voisin écarlate, suant, cheveux et poils de moustache luisants ; les sourcils aussi. Je pris ma mine la moins aimable, histoire de lui faire payer un maximum le panorama qu’il allait détruire avec sa maison.

- Oui ?

- Excusez-moi de vous déranger, mais vous n’auriez pas une brouette ?

Comme je m’efforçai de le considérer comme s’il me parlait Ouzbek, il crut bon de préciser sa pensée :

- Une brouette à me prêter, répéta-t-il en agitant les bras le long de son corps, poings fermés.

Il m’inspira, ce con :

- Écoutez, vieux, je n’ai pas la tête à ça… À la radio ils viennent d’annoncer la mort du président…

Le voilà qui se mit à béer de partout, la bouche en premier, yeux en soucoupes, la tête comme une citrouille découpée le jour d’Halloween – je ne voulais rien savoir du reste de son anatomie, merci.

- Le président ? Quel président ?

Je pris alors mon air le plus outragé. Comme s’il pouvait s’agir de la marque de camembert !

- Mais enfin ! Le président ! LE président, quoi !

- Vous voulez dire…

- Oui.

Il fut parfait, vraiment. Conforme à mes prévisions. Il tourna les talons et partit sans mot dire, un peu voûté. Même de dos, je devinai que ses lèvres articulaient le nom du défunt imaginaire. Je courus le guetter par la fenêtre de derrière. Arrivé sur son chantier, le voisin grimpa dans son auto et s’en alla répandre sans doute la mauvaise nouvelle. Pauvre garçon…

Je retournai m’asseoir, fermai les yeux, réajustai le casque hi-fi et savourai enfin Cashmeer.



- Bon ! Tu le prépares ce barbecue ?

Je sursautai. Personne ne me laisserait donc en paix rien qu’une heure ? Nelly était là, debout devant moi et je ne l’avais pas entendue venir. Elle avait enfilé un corsaire et un tee-shirt à mailles ajourées. Les deux vêtements étaient noirs. À travers le tee-shirt, je distinguais la pointe de ses seins. La lumière filtrée par le tee-shirt redessinait à chaque instant son buste. Très excitant ! Mais le regard et le ton qu’elle venait d’employer pour me rappeler mes obligations culinaires m’avertissaient : elle n’était toujours pas dupe, une simple tentative de débauche par un quelconque chasseur de têtes ne m’avait jamais plongé dans un tel état… Du fond de ses prunelles me parvenaient certaines lueurs que j’avais appris à reconnaître. J’avais intérêt à me tenir sur mes gardes.

Je filai donc sous l’abri de jardin m’enquérir du sac de rafles de maïs (une marotte écologiste qui s’était emparée de Nelly) ainsi que d’un bloc d’allume-barbecue rapide. Je disposai le tout près du foyer et retournai à l’abri de jardin, empoignai les bras de la brouette et la posai bien en évidence. Je n’avais qu’à guetter la tête que ferait l’idiot de voisin en la découvrant.

Sous quarante degrés à l’ombre, le feu s’embrasa sans peine, galvanisé encore par l’autan. Le vent soufflait en continu, idéal pour mettre le feu à toute la région asséchée depuis un mois. Une fumée blanche s’éleva bientôt et s’étira en direction du chantier voisin. Tout était contre ce pauvre garçon. Il ne tarderait plus à revenir sur son terrain pour voir la brouette arrogante et sentir le fumet délicat des grillades. N’était-ce pas son jour de chance ?

De retour encore plus tôt que prévu, il feignit ne pas me voir, mais je l’avais en ligne de mire : son œil en coin chargé d’une haine ostentatoire, digne d’un très mauvais acteur de téléfilm, m’arracha un sourire satisfait. Cependant, ne voulant plus le provoquer, je le délaissai et me concentrai sur ma tâche. Je jetai une poignée de gros sel sur les braises et posai la côte de bœuf sur la grille. L’odeur lui ouvrirait peut-être l’appétit.



- On mange encore de la viande ici ?!

Barbara signait son retour de cette touche de mauvaise humeur très adolescente. J’ignorai sa remarque, soucieux d’éviter une heure de conflit hystérique avec ma fille. Par contre, Nelly trouva là un exutoire à sa colère contenue. Sans sortir de sa cuisine, elle répliqua à voix haute, martelant chaque syllabe :

- Si ça ne te convient pas, tu peux toujours aller voir ailleurs, ma fille !

- Ouais, ben ailleurs, je vais peut-être y partir plus vite que tu crois !

- C’est ça ! Ce sera parfait ! Et tu établiras toi-même tes menus !

- De toute façon, ce n’est pas compliqué d’être plus original que toi pour la bouffe, hein !

Barbara avait touché juste, même si l’attaque n’était pas nouvelle : Nelly avait horreur de cuisiner, horreur de faire les commissions, horreur de se casser la tête pour établir des repas un peu variés. Elle avait son système, qu’elle tenait de sa mère : elle répétait, semaine après semaine, le même menu pour chaque jour.

Lundi : pâtes ;

Mardi : steak, purée ;

Mercredi : poisson, riz ;

Jeudi : escalope de veau ou paupiette, avec haricots verts ou petits pois ;

Vendredi : omelette ;

Samedi midi : steak, frites ;

Samedi soir : plat surgelé – c’était le seul jour où pouvait s’immiscer une fantaisie culinaire...

Dimanche midi : rosbif ou poulet ;

Dimanche soir : rosbif froid ou poulet froid, avec chips et salade verte.

Le dimanche, Nelly préparait un dessert maison : une semaine gâteau au chocolat, l’autre semaine tarte aux pommes ou aux abricots, selon la saison.

L’été, le barbecue permettait de transgresser ces menus.



- Et en plus, tu n’arrêtes pas de la ramener avec tes écolos, mais tu nous gaves de viande, alors c’est nul…

- C’est un peu vrai, ça…

Je me demandai pourquoi j’avais dit ça, moi… Quelle erreur monumentale ne venais-je pas de commettre ! Même si j’avais parlé plus pour moi-même que pour prendre position en faveur de Barbara, Nelly n’attendait qu’une connerie de ce genre pour enfin diriger sa colère contre moi.

- Ne te mêle pas de ça, s’il te plait ! hurla-t-elle. Ne la soutiens pas, ou tu pourrais t’en mordre les doigts !

De saisissement j’en échappai la côte de bœuf, tant ces mots m’en rappelèrent d’autres. La pièce de viande tomba en déséquilibre sur la grille du barbecue. Je voulus l’empêcher de basculer à terre et la rattraper mais mon mouvement fut trop ample (je n’étais pas en train de chasser les mouches !) et je ressentis une vive brûlure alors que le dos de ma main se collait dans un grésillement turbulent à la paroi en tôle chauffée à blanc. Après la côte de bœuf, je laissai échapper cette fois un cri assez ridicule, un petit « ah », tandis que la viande s’écrasait dans l’herbe sèche et jaunie. Le voisin tourna la tête dans ma direction et esquissa un rictus à me voir sauter d’un pied sur l’autre en agitant la main droite, sorte de danse Comanche destinée à implorer le retour rapide du pléistocène. Les regards de ma femme et ma fille m’invitèrent à un peu plus de retenue dans ma petite souffrance et je me réfugiai à l’intérieur de la maison afin de plonger ma main dans un lavabo rempli d’eau glacée. Nelly surgit sur mes talons dans la salle de bains, armée de la caisse en plastique rouge qui nous servait de boîte à pharmacie, et en retira une pommade, une bande Velpeau et un adhésif médical, qu’elle appliqua en couches successives autour de la brûlure. Ma main ressembla bientôt à celle d’un lutteur de pancrace mais elle baignait dans un océan de fraîcheur apaisante. Nelly n’était peut-être pas un cordon-bleu mais elle se débrouillait pas mal comme infirmière… Sa colère sembla tombée d’un cran et elle m’embrassa avant de me laisser. Je restai quelques secondes encore assis sur le tabouret rond, à examiner le pansement, sourire aux lèvres, l’air un peu niais.



Lorsque je posai le pied sur la terrasse, Nelly me désigna la viande :

- Tu t’es bien débrouillé, tu l’as faite tomber juste sur une colonne de fourmis. Immangeable…

Pour contrebalancer, Barbara me sauta au cou :

- Papa ! Tu es formidable quand tu veux !

À la réflexion, je songeai alors que nous allions enfin pouvoir dîner tranquillement, sans nous disputer, d’une ration de poisson surgelé sauce bordelaise accompagné de sa julienne de légumes de printemps. Le four à micro-ondes nous le prépara le temps de dresser le couvert…

Nelly et Barbara respectèrent une trêve appréciée jusqu’au dessert ; jusqu’à ce que Barbara annonçât son intention de sortir pour retourner réviser chez Laetitia. Ça faisait beaucoup pour une seule et même corde et Nelly craqua :

- Mais tu te fous de nous ?!

- Quoi ? Vous n’allez pas m’interdire d’aller réviser chez une copine, quand même ?!

Nelly frappa la table du plat de la main.

- Tu ne vas pas chercher à nous faire croire que tu vas de nouveau réviser avec Laetitia ?

- Tu n’as qu’à lui téléphoner ! Ou téléphone à sa mère si tu veux !

Je lançai une œillade à l’intention de ma femme afin de la calmer. Après tout, Barbara n’avait que quelques points à rattraper pour obtenir son brevet…

- D’accord, tu sors… À une condition : je t’emmène chez Laetitia et je viendrai t’y rechercher.

Ainsi pensais-je résoudre le triple problème posé par Barbara : 1) son retour avant minuit. 2) la réalité de sa destination. 3) le danger qu’elle encourrait à prendre son scooter pour se rendre chez sa copine.

- À quelle heure tu viens me rechercher ?

Intervention ferme de sa mère :

- Avant minuit.

- Alors mettons onze heures et demie.

- D’accord, mais alors grouillons-nous, sinon ça ne servira à rien d’y aller, je devrai déjà rentrer…

Je laissai Nelly charger le lave-vaisselle et j’embarquai ma fille.



Je n’avais aucune intention de m’attarder à faire la conversation avec Maryelle, sinon un ouragan m’aurait attendu au retour. J’embrassai la mère de Laetitia sur les deux joues, lui tenant le bras de la main gauche. Je savourai son parfum, par-dessus son épaule aperçus un grand type dégingandé - jeans troués et tee-shirt laminé, comme la mode le recommandait. Je croisai le regard de Barbara, un regard qui réclamait mon indulgence. Je secouai doucement la tête, lui décochant un sourire le moins réprobateur possible. Hélas, Maryelle se méprit, interprétant mon mouvement de tête comme une caresse de joue à joue. Sa main droite se glissa sous mon tee-shirt et me griffa le sein gauche. Elle déconnait ! Sous les yeux de nos filles, Maryelle déconnait ! Je le lui fis remarquer.

- On ne se voit plus, déplora-t-elle.

- Parce que nous n’avons pas de raison de nous voir, Maryelle. Je croyais qu’on était d’accord, que tout était clair…

- C’est facile, pour toi.

- Écoute, on ne va pas se fâcher ici et maintenant… Il faut que je rentre.

- Sauve-toi vite alors ! Vite !

Je ne me le fis pas dire deux fois ! Mais qu’est-ce qu’elles avaient toutes à me sauter sur le poil aujourd’hui ? J’examinai le ciel : ce n’était même pas la pleine lune… Je m’apprêtais à refermer le portail lorsque la mémoire me revint : je devais repasser chercher Barbara. C’était bien ma veine…

- Maryelle !

Elle se retourna vivement, radieuse :

- Oui ?

Qu’espérait-elle ? Que pétri de remords, j’avais réfléchi et étais partant pour la baiser sur-le-champ dans son salon, avec Barbara et Laetitia à l’étage ?

- Je repasse vers onze heure et demie chercher Barbara !

- Entendu… À tout à l’heure…

J’ouvrais ma portière lorsqu’elle ajouta, perfide :

- Je t’attends !



Retour indemne au bercail, je me frottai les paumes l’une à l’autre et m’exclamai :

- Je n’ai pas été long, hein ?

J’étais idiot ou quoi ? Pourquoi m’excitais-je ainsi ? Nelly haussa les épaules :

- Pourquoi ? Tu aurais dû ?

- Non, j’ai dit ça comme ça…

- Ah bon !

Je n’éprouvai aucune peine à percevoir son ironie désabusée.

- Que fait-on jusqu’à onze heures et demie ? demandai-je.

- Il y a quelque chose à la télé ?

Je consultai le programme : consternant d’une chaîne à l’autre.

- Rien du tout ! Redif’ ou real-TV !

Tout en parlant, je m’étais rapproché de Nelly par derrière, lui enlaçant la taille (mes deux mains suffisaient, j’ai les doigts longs) et lui embrassant la nuque.

- Tiens, les ardeurs de monsieur se réveillent !

- Pourquoi tu dis ça ?

- Tout à l’heure, pour prendre la douche ensemble, tu t’es bien défilé !

J’aurais pourtant dû être le premier à le savoir : Nelly n’oubliait jamais rien.

- J’étais un peu cuit, le boulot, et…

- Oh ! Ne te justifie pas ! Tu es libre d’avoir envie ou non !

Sa fausse candeur me glaça. Si j’avais eu quelque intention, je la sentis retomber au fond de mes sandales. Je notai que c’était quelque chose qui m’arrivait de plus en plus souvent ces derniers temps. Depuis quinze ans ou presque, nous faisions l’amour assez fréquemment avec Nelly ; deux à trois fois par semaine ; nous n’étions pas, à l’évidence, lassés l’un de l’autre. Certes, nous avions dû traverser quelques périodes délicates, mais rien de vraiment méchant. Je m’étais bien laissé tenter par d’autres femmes, mais l’amour et le désir subsistaient entre Nelly et moi. J’en étais sûr. Enfin, pour ma part j’en étais sûr. À presque quarante ans, Nelly était plus belle encore qu’à vingt-cinq. Elle faisait ce qu’il fallait, sans forcer, pour entretenir son corps. Elle était restée aussi mince qu’à l’époque de notre rencontre, la naissance de Barbara pas plus que les années n’avaient laissé de trace indélébile ou disgracieuse. Elle m’épatait, ma femme… Sa profondeur et sa justesse d’analyse me confondaient bien souvent. D’ailleurs, ne menait-elle pas par vingt-huit parties d’avance notre tournoi d’échecs, commencé avant notre mariage, au rythme d’une partie par mois ? Autant dire que j’accusais plus de deux ans de retard !

Fit-elle usage de son remarquable don d’analyse ou se fia-t-elle à l’intuition consacrée féminine quand elle me proposa :

- Si tu veux, je peux aller chercher Barbara tout à l’heure. Si ça ne te dérange pas…

J’étais tellement content d’échapper ainsi à Maryelle que j’en glapis comme un imbécile :

- Au contraire ! Au contraire !

Même si je tentai de modérer mon enthousiasme, « Enfin, c’est comme tu veux. Si tu souhaites y aller, ça ne me dérange pas du tout ! » c’était un peu tard…

Toutefois, Nelly ne releva pas. Elle jeta un regard sur la pendule pyramidale du salon, écrasa sa cigarette dans le cendrier en terre cuite - cadeau de Barbara pour une fête des mères.

- On poursuit notre partie jusqu’à onze heures ?

J’acquiesçai, soulagé. De plus, la partie m’était favorable, avec un gain d’un pion en ma faveur.

Une heure plus tard, Nelly portait son avance à vingt-neuf parties : mes tours et mon fou blanc n’avaient pas résisté à une combinaison de clouages absolus et d’échecs à la découverte. Je tentai de surmonter ma déconvenue, me levai et allai dans la chambre m’étendre sur le lit.

Resplendissante dans sa victoire, Nelly fila se préparer dans notre salle de bains attenante. Par la porte qu’elle laissa ouverte (intentionnellement ?), je la contemplai en train de peaufiner son maquillage et ajuster quelques mèches derrière ses oreilles. Je fermai les yeux, allongé les bras en croix. Les pas de Nelly résonnèrent sur le parquet, un baiser miaula sur mon front. Un grincement. La porte de la chambre qui se refermait. Je restai étendu, paupières closes. J’entendis le moteur de la voiture démarrer, la marche arrière grincer (Nelly l’enclenchait toujours avec un régime trop élevé). Les graviers crissèrent sous le poids des roues, le moteur vrombit, puis son écho s’évanouit. Le silence de mes pensées me tint compagnie.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 23rd 2008, 19:21

Sûr Renaud au début il met les personnages en place...nous les présente. COMPLICE
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:12

4




- Ce n’est pas grave...

Non, ce n’était pas grave. Je pouvais toujours essayer de m’en persuader. J’avais juste imaginé, tout au long de douloureuses nuits blanches, qu’elle, ma première, m’aurait soupiré autre chose, du style « T’es géant ! Tu m’as tuée ! Whaô, quel pied ! » ou Dieu m’étais-je imaginé quoi d’autre encore...

« Ce n’est pas grave ».

J’en prenais un sérieux coup derrière la musette, c’était le moins que l’on pouvait dire, touché à mort, la faute à mon sexe recroquevillé comme jamais et dont la dernière goutte de sperme vint s’écraser sur mon gros orteil droit, poissant quelques poils qui bataillaient sur la première phalange.

« Ce n’est pas grave ».

Mais la vérité ? Je n’avais tout simplement pas pu faire l’amour à Béatrice... Sitôt ressenti ce doux contact chaud et humide au bout de mon sexe, tout était parti sans que je pusse rien contrôler, rien retenir, mon ventre s’était agité en désordre et pfuit ! J’étais accablé par la honte. Je voulais disparaître. Je ne pouvais plus lever les yeux.

Après un instant d’infini silence et d’immobilisme mortel, Béatrice palpa d’une main son propre sexe et vérifia que cette bave chaude entre ses cuisses était bel et bien du sperme. Mon sperme. Par acquit de conscience, elle risqua sa main vers ma queue : sa flaccidité confirma ses soupçons. Béatrice ne rit pas, ne chercha pas à me blesser, se voulut rassurante, consolatrice. Et c’était peut-être pire... Mais comment lui faire comprendre que ses moindres paroles, ses plus infimes silences ne faisaient que renforcer ma honte ? C’était sa présence, son existence même, qui m’était insupportable. Existait-il un remède au monde contre ce traumatisme ? Béatrice prit le parti d’en sourire, indulgente et compréhensive. Je pris le parti de la révolte. Je me levai, me tournai et me rhabillai, puis je laissai Béatrice, à peine à demi redressée sur un coude, sans un mot, sans un regard vers ses cuisses encore ouvertes. Je claquai la porte.

Je n’habitais pas loin. Ce n’était pas plus mal car une averse me dégringola dessus à peine eus-je effectué trois pas sur le trottoir. Je ne portais qu’un tee-shirt blanc et un gilet en jeans sur le dos et j’arrivai à la maison trempé jusqu’à l’os. Je m’engouffrai dans l’escalier. Comme s’il était inscrit pas de chance sur mon horoscope, je butai sur Luc, égal à lui-même, ni plus ni moins chiant qu’à son habitude, égal à sa connerie, en quelque sorte... Mon frère s’ingénia à vouloir m’interdire mon ascension à mi-escalier. Il prit appui de ses deux mains sur les rampes et lança ses jambes en avant – des fois qu’elles me parvinssent en plein visage ! Tant pis pour lui : je saisis les jambes de mon frère et tirai un grand coup. Luc perdit ses appuis, chuta de tout son poids sur le dos et descendit quatre ou cinq marches en se rabotant le cul. Je n’attendis pas qu’il se relevât, je me précipitai à l’étage, en deux enjambées me réfugiai dans ma chambre. En quittant Béatrice, mon voeu le plus cher était de m’écrouler sur mon lit, à plat ventre les bras en croix, et n’en plus bouger jusqu’au lendemain. C’était sans compter sur ce parasite de Luc. Et à présent, je restai debout, adossé à ma porte verrouillée, la tête inclinée. J’entendis les plaintes de mon frère auprès de notre père. Luc bieurlait comme à son habitude. Parviendrais-je un jour à aimer mon frère ? Luc était un véritable petit monstre. Les pilées que je lui administrais – comme la dernière dans l’escalier – ne l’échaudaient nullement. Taurillon buté, Luc revenait à la charge. Une teigne ! Sans doute manquait-il d’affection ou se ressentait-il d’un trouble sérieux à être enragé de la sorte, mais je ne m’apitoyais plus depuis longtemps. J’avais décidé une fois pour toutes qu’il ne m’appartenait pas de trouver la solution aux problèmes de Luc. Je me contentais d’écarter mon frère de mon périmètre dès que ce dernier y manifestait trop son horripilante présence...

Mon projet de frustration horizontale contrarié, je me tournai vers la musique. Je sortis ma guitare de son étui, la branchai sur l’ampli et vérifiai qu’elle était accordée. Mi la ré sol si mi, elle sonnait impec. Je poussai le bouton du volume de trois crans vers la droite, en direction du « maxi », égrenai une suite d’arpèges bluesy des plus classiques, la ré sol : Sure get cold after the rain fell. Le Texas vint à ma rescousse, et Béatrice disparut, engloutie dans les eaux boueuses du Rio Grande.

Ce soir-là, je ne descendis pas dîner. Plus tard, il me fallut résister aux injonctions de mon père pour me faire cesser ma musique. Par un vocabulaire évolutif, il m’enjoignit, au fur et à mesure que la soirée avançait, d’arrêter ma musique, mon barouf, mon boucan, mon bordel, mes conneries, ma nom de Dieu de bordel de guitare... Je déposai les armes vers onze heures. J’avais sommeil, mon index et mon majeur droits saignaient et la crampe menaçait mon pouce. Je cessai de jouer aussi parce que je ne résistais pas au retour de Béatrice. Je la baisai de ma main ensanglantée, les yeux clos.

Elle, bien sage dans son lit, devait dormir.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:13

5




Au lendemain de ma première expérience sexuelle, coïncidant donc avec mon premier échec en la matière, je dus essuyer en outre les foudres paternelles. J’eus beau m’appliquer à mastiquer mes tartines beurrées trempées dans mon café au lait, les joues gonflées alternativement, les yeux fixés sur un point imaginaire de la toile cirée jaune, mon mutisme jugé insolent par mon père envenima la situation. Par prudence, je m’éclipsai de la maison avant d’être cloué contre la porte avec les couteaux de cuisine ou d’avoir les oreilles carbonisées par le grille-pain.

Du trottoir, j’entendais encore la voix rouge de mon père me maudire. Bien sûr, je pensais que celui-ci n’avait pas à se mettre dans des états pareils, après tout je n’avais même pas fêlé le coccyx de Luc hier soir, alors... Mais je savais aussi que mon frère s’y connaissait pour liguer la terre entière contre moi.

Il ne pleuvait pas. Les nuages étaient menaçants mais le vent les poussait si fort qu’ils renonçaient à crever. Cela m’arrangeait car question pluie j’avais déjà donné la veille. Malgré tout le vent glacial me lacérait le torse. Je ne portais qu’un chiche tee-shirt et une veste des surplus de l’armée américaine déboutonnée. Je pressai donc le pas vers le lycée.

Pile, la première que je vis à travers les grilles : Béatrice ! Elle me tournait le dos, occupée à boucler l’antivol de sa mobylette blanche. Parfait. Je n’avais aucune envie de lui parler ce matin. Je grimpai les deux étages à toute vitesse pour me rendre en salle de biologie, priai pour que la prof ne fût pas en retard. Avais-je l’oreille bienveillante de Dieu ? La porte était grande ouverte et madame Corrat, chignon impeccable, était en place devant le tableau. Fidel et Patrick étaient même installés au deuxième rang et commentaient le dernier match des Verts.

- Salut, tu as une clope ?

Je sortis mon paquet neuf, arrachai un coin du papier d’emballage argenté, tapai dessus d’une pichenette de l’index droit. Quatre filtres émergèrent et Fidel se servit. J’en proposai à Patrick. Il préférait ses brunes. Fidel fut le plus prompt à sortir son briquet et nous allumâmes nos cigarettes à sa flamme étriquée – le briquet jetable n’en avait plus pour longtemps. Nous eûmes juste le temps de tirer la première taf que retentit la voix stridente de la mère Corrat.

- Je vous rappelle qu’il est interdit de fumer pendant le cours !

- Mais le cours, il n’est pas commencé, madame...

- Veuillez sortir, s’il vous plait ! Et allez fumer dans le couloir ! À moins que vous ne préfériez – et je vous y encourage pour votre bonne santé – éteindre vos cigarettes...

Pour toute réponse nous sortîmes, cigarette aux lèvres.

- Tu as vu le match ?

Je levai les yeux au ciel :

- Non.

- Allez déconne ?

- Non je te dis. Je m’en fous de ton foot...

- Il fait l’intello, lui...

- Arrête...

- Tiens, voilà Béa ! On te laisse ?

- Ne fais pas chier...

Béatrice survint en haut de l’escalier. Deux copines l’accompagnaient. À les entendre rire toutes les trois, ce fut plus fort que moi : je fus persuadé qu’elles se moquaient de moi ; que Béatrice leur avait raconté et allait raconter partout et à tout le monde mon pitoyable exploit de la veille. Béatrice me sourit pourtant. Son visage s’éclaira lorsqu’elle m’aperçut. Elle s’apprêta à venir m’embrasser comme chaque matin, un baiser ardent, amoureux. Je serrai les mâchoires, lui tournai le dos. Elle accusa le coup, hésita un instant. Puis elle redressa le menton et passa derrière moi, l’œil en coin chargé de mépris.

Patrick ironisa :

- Putain ! Il y a de l’eau dans le gaz ?

- Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

- Allez raconte... Qu’est-ce que tu lui as fait ?

- Rien...

- Elle n’a pas voulu niquer ? C’est ça ? Elle n’a pas voulu qu’il la nique !

- Je te l’ai toujours dit que c’était une bêcheuse, cette gonzesse...

- Arrêtez vos conneries...

- Bon... On est parti pour avoir la gueule toute la journée...

- Putain mec ! Tu vas t’en remettre de cette gazelle ! Je ne comprends pas, les mecs, ce que vous pouvez être cons, avec les gazelles !

- Toi c’est plus simple : tu n’en as pas, de gonzesse...

- Je ne suis pas con à tomber amoureux devant le premier cul ! C’est tout !

- Tu es trop con.

- Bah ouais, c’est ça... pauvre mec.

Patrick commença à me chercher, me repoussant aux épaules. La mère Corrat nous invita à entrer en classe juste quand le poing commençait à nous démanger. Nous revînmes nous asseoir à nos places, au deuxième rang, Fidel entre Patrick et moi. En cas de dispute dans un trio, c’était du deux contre un, et Fidel choisit son camp : le mien. Il me poussa du coude en souriant, avant de demander à Patrick :

- T’es pas puceau des fois, toi ?
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:16

6




Béatrice attendit jusqu’au lendemain pour me rendre la monnaie de ma pièce. Je ne lui avais plus adressé la parole depuis le mardi. De son côté, elle s’était évertuée à scruter le vide à travers moi, quand par hasard nos regards se croisaient.

À l’intercours de 10 heures, je restai à traîner dans les couloirs avec Fidel et Patrick – notre différent de mardi ne nous avait plus opposés sitôt le cours de biologie terminé. Je laissai Béatrice prendre de l’avance pour descendre fumer une cigarette dans la cours du lycée, ainsi ne pourrait-elle pas me coincer dans l’escalier. Lorsqu’à mon tour, deux minutes plus tard, je poussai les deux lourdes portes pare-feu qui ouvraient sur le préau, ce fut pour tomber pile sur elle. Elle roulait un patin d’enfer à Thierry, grand bellâtre de terminale C, un matheux qui, hélas pour moi, ne souffrait d’aucun acné dévastateur comme il seyait par tradition aux surdoués du logarithme. N’avais-je pas assez souvent vanté mon absence de jalousie ? Alors je m’évertuai à sauver la face, faisant mine d’encaisser le camouflet d’un sourire léger alors que j’étais bien sonné et qu’un frisson glacé m’enveloppait, et qu’une pointe douloureuse lançait mon cœur et que et que et que... Béatrice avait bien calculé son coup, guettant ma sortie, et elle me défiait par-dessus l’épaule de Thierry, assez stupide celui-là pour continuer d’explorer la voûte palatine de sa fraîche conquête sans se poser plus de questions. J’hésitai. Quelle conduite adopter ? Rentrer dans le lard et massacrer le Pythagore en herbe – à commencer par sa paire de lunettes – ou tirer un trait définitif sur cette fille et sa fâcheuse tendance qu’elle avait de me survolter l’adrénaline ? J’optai pour un moyen terme : je me campais à dix mètres d’eux et applaudis avec force jusqu’à ce que s’ils se désunissent les labiales. Puis, sous leur double regard, j’exécutai une parfaite volte-face et remontai en cours, salle 112, pour cinquante minutes d’anglais. Ça tombait bien, ce cours d’anglais : c’était mon cours préféré, le seul qui me permettait de mettre en pratique mes études lorsque je chantais mes rocks et mes blues favoris (car je portais une pointilleuse attention à ce que l’on ne me reprochât pas de balancer mes chansons en « yaourt »). Pour ce cours d’anglais, la classe était associée à un petit groupe d’élèves d’une autre terminale. C’était là que j’avais connu Marc, un guyanais qui plafonnait à près de deux mètres et se balladait comme un ange sur le manche de sa Gibson. Rencontre de deux jeux complémentaires puisque j’affichais plutôt le style diable enragé, pourfendeur des six cordes de ma copie Fender.

Nous nous retrouvâmes assis côte à côte.

- Tu viens samedi soir ?

- Je ne sais pas...

- Déconne ! Tous les autres peuvent venir !

- Ah bon ! Alors j’essaierai... Je te dirai demain...

Bien entendu, je pouvais très bien aller chez Marc samedi soir... Le problème était que Béatrice s’y rendrait aussi. Elle y allait toujours même lorsque je ne pouvais pas, pour retrouver ses copines, passer une bonne partie de la nuit, non pas franchement à nous écouter jouer, mais à discutailler entre elles, descendre plus de bières que nous et tirer sur les joints qui circulaient en enfumant le grenier d’un nuage opaque, que plus tard l’aube rosissait à travers les velux.

J’hésitai, là encore. Puisque tous les autres en seraient, je ne pouvais pas rater cette occasion. Mais affronter Béatrice, plus ses copines, plus les copains qui ne manqueraient pas de m’interroger du regard sur le pourquoi du comment ça se faisait que nous nous tirions la gueule, Béa et moi, merci bien ! C’était dans deux jours. J’avais le temps d’y réfléchir.



Le samedi après-midi, le téléphone sonna. Luc se précipita sur l’appareil, à l’affût d’une bonne occasion pour m’empoisonner l’existence. Il réussit encore son coup :

- Il n’est pas là, non... Je ne sais pas...

Que racontait-il donc, ce maudit con ? J’étais certain que l’appel était pour moi, rien qu’à voir comment mon frère me lorgnait, un mauvais rictus en coin. Je descendis l’escalier en quatrième vitesse.

- Eh ! Laisse-moi ce téléphone !

L’enfoiré raccrocha. Je le chopai par le col.

- C’était qui ?

- Je n’en sais rien.

- C’était qui ? Ou je te bourre la gueule !

Il fit mine de céder en geignant :

- Une gonzesse...

- Qui ça, bordel ?

- Elle n’a pas dit son nom.

Je serrai les poings autour de son col, le soulevai, lui mis les yeux à hauteur des miens. Je le sommai une dernière fois. Luc comprit que je n’avais pas envie de plaisanter, ou plutôt : de subir ses plaisanteries.

- Je crois – je crois, hein – que c’était Béatrice...

- Connard !

Je me demandai si je lui éclatais la tête contre les tuyaux de radiateur qui couraient droit contre le mur, juste derrière Lui. Je pris une longue inspiration. Puis lâchai l’exaspérant emmerdeur dont mes parents m’avaient affublé. Un silence tendu. Une poignée de secondes. Puis je shootai dans son cul le plus fantastique drop-goal jamais réussi sur aucun terrain de rugby, tout en lui hurlant à m’en rompre les artères qu’il avait deux secondes pour disparaître. Je fus suffisamment persuasif sur ce coup-là : Luc ne me troubla plus l’existence de la journée.

Et à présent je devais me décider. La question était simple mais je demeurai piqué là, pianotant du bout des doigts le guéridon qui supportait le téléphone. Je pesai le pour et le contre. Puis j’arrachai le combiné gris et labourai à sept reprises le cadran circulaire d’un index ravageur. Je recommençai, mon doigt ayant ripé en composant l’avant-dernier chiffre. Deuxième sonnerie : elle décrocha. Je glissai un « allô » mal assuré et fulgurant d’originalité. Qu’aurait-elle dû espérer d’autre ?



Certains laissaient parfois leurs instruments chez la mère de Marc. Moi, je gardais toujours ma copie Telecaster et mon ampli Peavey à portée de médiator.

Samedi, 9 heures du soir, j’installai mon ersatz de merveille à six cordes couleur crème pâle dans sa housse noire rigide doublée de feutrine prune - un vrai cercueil. Je l’empoignai de la main droite tandis que la gauche agrippa la poignée en plastique renforcé de l’ampli (il faisait son poids, presque dix kilos). Direction chez Béatrice. Elle m’attendait sur le trottoir, devant le portail en fer de sa maison. Je la repérai de loin grâce au réverbère sous lequel elle se tint appuyée. À peine arrivé, elle m’embrassa à pleine bouche. Chargé comme j’étais, pas moyen de l’empêcher de prendre mon visage entre ses mains et de coller ses lèvres aux miennes... Je ne m’en plaignis pas, loin de là. Dans le meilleur des scénarios que j’avais imaginé après notre conversation téléphonique de l’après-midi, je n’avais osé envisager que tout fût si simple et si rapide. Béatrice prenait l’initiative de l’armistice. Je me laissai aller, appréciant à sa juste valeur ce baiser en passe de battre le record de Scarlett et Chmoldu-Gable. Un regret cependant, le seul – honte à moi d’avoir cette pensée : ma guitare et mon ampli qui me pesaient à bout de bras. Mais comme je ne voulais courir le risque de rompre le charme et le ballet de nos langues, je gardai mon fardeau.

Un chat miaula, mettant fin à notre baiser. Vite, j’en profitai pour larguer mon encombrant matériel. Mes avant-bras commençaient à souffrir, ce qui ne constituait pas le meilleur échauffement pour qui voulait assurer des parties de guitares convenables durant les heures à venir. Je remerciai le chat Clapton. Affublé à l’origine d’un nom aussi révolutionnaire que Pompon par les parents de Béatrice, je l’avais rebaptisé séance tenante la première fois que je l’avais vu. C’était lorsque nous avions commencé à sortir ensemble, Béatrice et moi. Le chat devait m’en être reconnaissant : jamais je n’avais vu de félidé plus affectueux à mon égard, venant se frotter à mes jambes dès qu’il me voyait et ronronnant avant même d’être flatté d’un revers de main. Ce soir, mes triceps et quadriceps lui devaient une fière chandelle ; ainsi que ma joue gauche car j’imaginais fort bien la gifle dont Béatrice m’aurait gratifié si jamais je m’étais aventuré à mettre un terme inélégant à notre fusion salivaire. Merci Clapton. Je lui grattai le menton d’une main ferme, caresse appréciée par-dessus tout. Mais je ne devais pas oublier pour autant Béatrice : elle s’impatientait déjà, martelant le bitume de sa semelle.

- Alors, on y va ?

« Il n’y a pas le feu » fus-je tenté de lui répondre. Mais je préférai me taire. Une ultime flatterie à Clapton - si cet hommage indirect au God pouvait au moins inspirer mon toucher de cordes pour cette nuit… Je chargeai mon ampli sur le porte-bagages de la mobylette blanche à Béatrice. Elle avait mis les gaz depuis une bonne minute. En route ! Elle, au ralenti sur son deux-roues ; moi marchant à ses côtés, la guitare dans la main droite, la main gauche assurant l’équilibre de l’ampli. Je me retournai. Clapton avait disparu.



Marc habitait chez sa mère, à un peu moins d’un kilomètre de chez Béatrice. La mère de Marc était aide-soignante dans une clinique parisienne. De notre banlieue, il lui fallait une heure de trajet pour s’y rendre. Dès qu’elle était de nuit le week-end, Marc battait le rappel de ses copains musiciens. Elle se tapait le noir boulot, résignée à ce que cela ne cessât jamais, tandis que nous, adolescents à l’égoïsme monstrueux, n’espérions rien tant qu’elle fût obligée de partir travailler tous les samedis soirs. Elle se prénommait Marceline, la mère de Marc. Née à Cayenne-la-Noire. Elle avait quitté son continent natal pour suivre ce technicien blanc d’EDF qui devait revenir en métropole après avoir accompli son contrat de quatre ans à Kourou-la-Blanche. Ils s’étaient rencontrés à Cayenne, un soir qu’il y jouait le touriste en goguette. Après une violente et définitive dispute avec sa famille qui lui reprochait son aventure avec un Blanc, Marceline s’était enfuie pour vivre avec son amant, dans le bungalow mis à sa disposition par EDF. Marceline et André-Jean s’étaient mariés à Kourou, Marc était né six mois plus tard. Il avait deux ans à peine lorsque Marceline, le serrant dans ses bras à l’en étouffer tant elle redoutait qu’il prît froid, avait posé le pied sur le tarmac d’Orly. Dès cet instant, elle avait compris que quelque chose se brisait, sans appréhender pourquoi. Et André-Jean n’avait pas mis deux mois pour abandonner femme et enfant, d’une couleur de peau qui lui évoquait ces gens qu’il toisait et appelait « les Noirs » comme ses ancêtres les qualifiaient de « Nègres ». Replongé dans son milieu naturel, André-Jean retrouvait ses automatismes de pensée, son racisme viscéral qu’il avait pourtant su évacuer quatre années durant, aux confins de l’Amazone.

Marceline éleva seule son fils, sacrifiant sa santé pour qu’il mangeât toujours à sa faim et pût assouvir sa passion : la musique. Cela aurait pu être la misère tendue et violente des cités-dortoirs de la proche banlieue parisienne. Mais ici, à plus de vingt kilomètres de Notre-Dame, la ville ressemblait à une vraie ville de province. Seul un ensemble de quatre tours rondes s’était érigé depuis peu à la périphérie. Elle accueillait une colonie asiatique, rescapée d’un quelconque régime totalitaire. C’étaient « Les Jaunes », peu importait qu’ils fussent Vietnamiens, Cambodgiens ou autres, c’étaient les derniers arrivés et, à ce titre, considérés comme les étrangers des étrangers.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:18

6 (suite)


La rue était en pente douce. Nous aperçûmes au loin la maison de Marc. De tout le trajet nous n’avions pas échangé deux mots, mais la main droite de Béatrice m’enveloppait la nuque tandis que ma main gauche était calée entre ses fesses et la poignée de l’ampli. Je m’appliquais à agacer de deux doigts son jeans tendu à l’extrême. Cela plaisait : elle soulevait ses fesses de la selle de la mobylette, m’invitant ainsi à glisser mes doigts batifoleurs dessous. Béatrice alluma une cigarette, la glissa entre mes lèvres, puis s’en alluma une pour elle. Je tordis la bouche pour tirer les tafs et surtout exhaler la fumée sans qu’elle vînt tout droit me brûler les yeux. J’aimais le bruit de nos pas sur le trottoir, claquais du talon exprès, fermais les yeux, écoutais ce bruit magique, un vrai bruitage de cinéma. Je me demandais si nous aurions pu continuer d’avancer ainsi longtemps, tous les deux ; traverser la vie.

Parvenus devant la maison, nous perçûmes roulements de caisse et accords de guitares étouffés. J’examinai les deux-roues garés contre le mur : nous étions parmi les derniers. J’attendis que Béatrice verrouillât son antivol et je poussai la porte. Elle n’était pas fermée : personne à l’intérieur ne pouvait entendre sonner ou même tambouriner, alors autant faire entrée libre…

Nous nous engageâmes dans l’escalier qui menait au grenier deux étages plus haut. Dans sa partie haute, l’escalier se rétrécissait au point de ne plus offrir le passage qu’à une personne à la fois et s’y croiser exigeait de savantes contorsions. J’y arrivais toujours les bras chargés, toujours selon la même répartition : ampli à gauche, guitare à droite. Béatrice pouvait virevolter quatre marches plus haut, rien ne l’encombrait, elle. Je ne lui avais jamais demandé de m’aider, sachant que je me serais attiré un refus… Je me consolais lorsqu’elle portait une jupe. Je tendais alors le cou à m’en briser les cervicales afin d’apercevoir deux centimètres carrés furtifs du coton blanc de sa petite culotte. Mais ce soir, avec ses jeans, c’était raté…

Béatrice poussa la porte du grenier et une cavalcade de décibels explosa. Je m’apprêtais à poser le pied sur la dernière marche quand deux blondes filasses déboulèrent, mêlant cris hystériques et rires sonores. Je ne les connaissais pas, sans doute venaient-elles ici pour la première fois, invitées par Dieu savait qui. En guise de présentation, elles m’écartèrent de leur route d’une ruade et je dégringolai d’une volée de marches pour atterrir sur le cul. L’ampli gisait un peu plus haut, renversé sur le côté. Je sentis le manche de ma guitare contre mon dos. Cela ne ralentit en rien le déboulé furieux des nymphettes (elles ne m’accordèrent un regard que pour m’enjamber). Je leur gueulai un bon coup après, leur demandai d’où elles sortaient, et si c’était de l’asile, leur intimai avec force de s’y rapatrier d’urgence. Puis mes mots me restèrent en travers le gosier quand je me rendis compte qu’elles ne portaient pas de culotte, juste un long tee-shirt vert armée pour la première – fausse blonde – et une longue chemise de grand-père déboutonnée pour la seconde – une vraie, celle-ci ! Et je restai parfaitement stupide, à les suivre des yeux jusqu’à ce qu’elles disparussent dans une des chambres de l’étage inférieur.

Je n’eus pas le temps de me remettre de cette fugace et délicieuse vision que Béatrice, revenue sur ses pas, m’apostropha du palier :

- Eh ! On dirait que tu n’as jamais rien vu !

Je m’ébrouai :

- J’arrive, j’arrive…

- Oui, eh bien grouille ! lança-t-elle avant de retourner dans le grenier.

- J’arrive, dis-je une fois encore à voix sourde, plus pour moi que pour ma gazelle pétaradante. Je la sentais d’un coup à nouveau d’humeur massacrante. Je me relevai et empoignai ma guitare dans mon dos pour la faire passer devant. Misère : la grosse corde avait lâché dans la chute. Le mi, le bourdon. Et moi qui avais une sainte horreur de tendre les cordes sur une guitare… Il fallait me voir changer une corde : manipulant les mécaniques en haut du manche avec d’infinies précautions et beaucoup de recul, par crainte que la corde trop sollicitée ne me claquât au nez. Plus la corde approchait de sa tension idéale, celle qui lui conférait sa juste tonalité, plus la moindre rotation de la mécanique me faisait dégouliner de sueur froide. C’était d’autant plus idiot que jamais une corde ne s’était ainsi cassée entre mes doigts… Mais c’était plus fort que moi… Que je devinsse un guitariste célèbre et je me paierais les services d’un accordeur pour exécuter ce sale boulot !

J’empoignai mon ampli et rejoignis le reste de la troupe. Pile, je tombai sur Marc.

- Alors ? Béa m’a dit que tu avais des problèmes avec les deux tordues ?

- Ah ! Elle t’a dit ça ? Je n’ai pas de problèmes, elles m’ont juste envoyé valdinguer dans l’escalier et j’ai pété une corde dans la dégringolade… Rien de plus…

- Je vois… Elle n’est pas du genre à exagérer, ta Béa, par hasard ?

- Si tu veux… Mais aussi, c’est vrai que les deux autres folles sont à moitié à poil et…

- Ah ! Ça ! J’ai vu ! Je suis au courant qu’elles ont paumé leurs culottes !

Marc me désigna un type que je ne connaissais pas et qui se débrouillais comme un pro avec une vieille Gibson sur laquelle, comme deux étendards, flottaient les culottes des blondes.

- Tiens ! Si tu veux leur rendre, leurs culottes, sers-toi !

- C’est qui, ces filles ?

- Je ne sais pas. C’est justement ce gars-là qui les a amenées.

- Et c’est qui, lui ?

- Un copain à Jean-Mi, tu sais, le clavier, petit avec des moustaches…

- Ça ne me dit rien…

- Le type qui ne jure que par le Jack Daniel’s et ne veut pas toucher la ganja !

- Un vieux ?

- Ouais ! Vingt-cinq, vingt-six…

- Ah ! Je vois, là, je vois… Et il s’appelle comment, lui ? je demandai en désignant l’arpenteur de Gibson « Petit bateau ».

- Lionel… Tu vas voir : il assure vraiment !

Marc me parla, me parla, tandis que je cherchais Béatrice du regard. En vain. Le grenier couvrait toute la surface de la maison ou presque, il y avait des recoins partout, des alcôves aménagées autour des poutres maîtresses, isolées – de la vue, pas du son ! – par de simples rideaux tendus et de vieux meubles emplis d’un fatras poussiéreux, posés là en guise de cloisons. Je finis par interrompre Marc et lui demander s’il savait où était Béatrice. Il tourna plusieurs fois sur lui-même, scruta l’angle du fond à gauche, là où quelques vieux matelas jonchaient le sol sur une dizaine de mètres carrés. Il haussa les épaules.

- Eh ! Non… Elle était là, il n’y a pas cinq minutes…Tu as dû la faire fuir !

- Elle était avec quelqu’un ?

Marc soupira :

- Oh ! Tu n’en as pas marre de tes histoires avec cette fille ? Tu ne vas pas nous chier une pendule parce que tu ne la vois pas ! Viens !

Il m’agrippa par le bras et me poussa jusqu’à l’espèce d’estrade, véritable capharnaüm où se côtoyaient fils électriques, prises de courant, prises jack dont les spirales de caoutchouc reliaient les instruments aux amplis, canettes de bière, vides, pleines, boîtes de bière dont certaines concassées de façon à servir de cendriers, papier griffonnés destinés à remettre en mémoire certains changements d’accords, quelques pédales d’effets – chorus, flanger, écho, wha-wha, fuzz-box, compressor, super-drive et autres… - deux pieds pour les micros. Le tout recouvrait un tapis de mégots, aplatis à l’extrême par le piétinement rythmé des musiciens qui évoluaient groupés autour de la batterie dont les fûts occupaient à eux seuls un bon quart de la surface de cette mini scène, construite par nos soins un an plus tôt en lourds tasseaux de pins bruts cloués ensemble. Il n’était pas rare que nous trébuchions ou glissions, surtout que nous nous comptions parfois jusqu’à dix, avec chacun un instrument plus ou moins encombrant entre les mains. Bienheureux l’harmoniciste !

Je gravis donc la marche haute de douze centimètres et serrai la main de chacun. Frédéric le batteur, surnommé Kenny parce que fan du champion du monde moto Kenny Roberts. Franck le clavier, qui se prenait pour Tony Banks alors qu’il n’était qu’un king miteux du Farfisa et nous les gonflait avec ses envolées planantes. Jean-Phi le bassiste attitré, qui s’absenta un instant histoire d’aller chercher des « cigarettes » chez lui. Et donc, enfin, le fameux Lionel, celui qui arborait les sous-vêtements féminins en guise d’Union Jack.

Je fis part à Marc de mon besoin pressant d’une corde mi – la grosse, je précisai. Je ne doutais pas un seul instant que Marc eût en réserve assez de cordes pour pendre la branche européenne de sa famille. Le géant métis partit aussitôt farfouiller dans le tiroir d’une vieille commode remplie d’accessoires et de bouts de ficelle, propres à nous dépanner tant bien que mal lorsque le matériel lâchait. Je le surveillai d’un œil impatient. De l’autre, j’admirais le toucher de corde de Lionel en train de développer un solo torturé sur une rythmique un peu molle de Franck, le tout s’avérant une digression libre d’Oye como va. Marc se releva, revint vers moi les mains vides, la bouche tordue par le regret : pas de corde de secours adéquate.

- Merde putain ! Ça fait chier de jouer sans la grosse corde !

Je soupirai en secouant la tête, d’une humeur volcanique. Avec une corde en moins et Béatrice Dieu savait où, je n’avais plus qu’à rentrer chez moi…

- Tout ça à cause de ces deux connes ! je laissai échapper de rage sourde. Lionel cessa de jouer : il s’était senti mis en cause par mes propos.

- Eh ! Tu vas pas nous prendre la mouche qui pète avec ta corde ?

Je ne répondis pas. Je savais que j’étais ridicule de m’emporter ainsi.

- Tu ne sais pas jouer en open-sol ? me demanda Lionel, un rien moqueur.

- En quoi ?

- Open-sol ! Open-tuning ! En sol ouvert si tu préfères !

- C’est quoi ça ?

- Bon, je vois… soupira Lionel tandis qu’il posait sa Gibson en équilibre sur un ampli.

- Marc m’a dit que tu aimais les Stones ?

- Oui, répondis-je sans comprendre où il voulait en venir.

- Alors tiens ! Je vais te montrer comment Keith Richards accorde sa guitare !

- Open-sol ?

- Ouais… Ça veut dire que rien qu’en jouant les cordes à vide, tu as déjà un accord de sol majeur. Et le plus intéressant dans ton cas, c’est qu’il est préférable de supprimer la grosse corde, sinon elle affaiblit la note dominante…

J’avais l’impression que Lionel me parlait à moitié chinois mais j’acquiesçai cependant.

- Ah ! Bon… OK, OK, je vois…

- Allez ! Donne-moi ta grat’…

Je lui tendis ma Telecaster, copie conforme de celle qu’utilisait le grand Keith. Manipulation des mécaniques. Lionel expliqua :

- Les cinq cordes qui te restent, tu les accordes de haut en bas en sol ré sol si ré…

Ce fut chose faite en moins d’une minute : Lionel ne craignait pas de tendre et détendre les cordes, lui !

- Voilà, écoute…

Lionel leva bien haut sa main gauche, la fit tournoyer comme une marionnette pour enfant, me prouvant ainsi qu’il allait bel et bien jouer les cordes à vide. Puis il zébra la guitare de sa main droite, au-dessus des micros : un sol majeur somptueux retentit, d’une incroyable densité, d’une résonance ample, ronde et longue. Sa main gauche fondit alors sur le haut du manche et enchaîna une série d’accords. Tout ça à l’envers pour lui, puisqu’il était droitier sur ma guitare faite pour le gaucher que j’étais… N’empêche, Lionel m’envoya au tapis avec le plus fabuleux Honky tonk woman jamais joué sous mon nez… À la fin, Lionel me rendit ma guitare, à plat, du bout des doigts, comme une relique. J’ajustai la bretelle, effleurai les cinq cordes, une par une, puis les frappai toutes d’un revers de pouce. Le sol parfait résonna longuement à travers l’ampli saturé. Lionel me montra la position des accords de base pour jouer en sol ouvert. Je compris vite. Je pinçai son médiator entre pouce et index gauches et matraquai l’intro d’Honky tonk d’un geste tranchant de l’avant-bras. À mon tour d’explorer les nouvelles possibilités de ma guitare… Je jouai un bon quart d’heure, soutenu bientôt par tous les autres, et notamment Kenny qui assurait un tempo puissant et régulier. Enfin, je plaquai ma paume sur les cordes. Leurs vibrations cessèrent. Je levai les yeux au ciel, peinant à sortir de mon émerveillement.

Ce fut alors que j’aperçus Béatrice. Elle devait me faire face depuis un bon moment, estomaquée par ma prestation. Elle marcha vers moi, me sauta au cou. Long long baiser, sous les manifestations d’évidente jalousie des autres. Puis Béatrice recula de dix bons centimètres et m’entraîna par la main. Pas le temps d’ôter ma guitare ni de débrancher mon ampli. Tant pis pour moi si je manquai m’étrangler au bout de trois pas. Par chance le jack lâcha avant mes vertèbres. Je sortis à la remorque de ma superbe gazelle, une guitare crème en guise de noeud papillon.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:19

J'ai dû mettre 6 en deux posts sinon c'était trop long.

Ça vous intéresse de lire un livre même pas publié encore ici ou si cela demande trop d'effort de lecture??? Je ne veux pas vous imposer les trips que j'adore moi.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:42

Tu n'impose rien Diane... et j'aime bien te lire... AMITIÉ
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:45

oki merci Daniel... ce roman est spécial je trouve.

Renaud, message de Philippe: merci Diane !
rassure Renaud: je fournis le fil pour relier tout ce qui est décousu ! :o)))


Il vient voir, peut-être que nous aurons un nouvel inscrit???? il a de si belles photos il pourrait en mettre dans la galerie qui est privée je crois hein?
Il a les plus belles photos vraiment de ses voyages, c\'est unique sa façon de voir et en plus il a mon APN convoité, un FZ18 Panasonic.

C\'est un artiste. Ce sont les plus belles photos...

Il se passe quoi avec l'apostrophe??? après le C' e.......


Dernière édition par Diane le Septembre 24th 2008, 20:50, édité 4 fois
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:46

Qu'attends-tu pour la suite ! MAUDITE PATENTE
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 20:48

Demain Jaco... bonne journée Fais moi pas coller que tu as tout lu ce soir mon grand escogriffe!!!!
FOU RIRE
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:02

Oui, et je trouve ça superbement bien écrit !
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:03

Bon oki d'abord je viens t'en mettre trois autres alors tout de suite.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:05

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Je m’étais assoupi, vaincu par la canicule. Je rêvais et dans mon rêve Béatrice vendait des glaces sur la plage.

C’était l’été, je lui commandais une glace à la fraise, Béatrice ouvrait son bac réfrigéré, entaillait le bloc de fraise de sa cuiller hémisphérique, déposait la boule rose sur le cornet, aussitôt la glace fondait, disparaissait en moins d’une demi-seconde, Béatrice riait aux éclats, son rire submergeait le chant de l’océan, elle recommençait, essayait de me servir sa boule de fraise, échec.

Mon rêve était monté en boucle sur cette séquence. C’était la vingtième fois que Béatrice me tendait un cornet vide en pouffant.

Lorsque j’émergeai du sommeil, je me demandai ce qui, du rêve ou de la réalité, avait induit l’autre. Comme convenu avec Nelly, lorsque l’un de nous se réveillait la nuit, il s’amusait à réveiller l’autre d’une certaine caresse. J’ouvris l’œil et croisai aussitôt le regard complice de Nelly. J’en frissonnai d’aise. Nelly s’amusait de mon plaisir. Je l’observai quelques instants, suivis son jeu des yeux, m’infligeant ainsi une petite douleur à la nuque. Elle s’activa de plus belle… Comme je m’y attendais, je lus bientôt comme une supplique dans son œil mais je m’amusai à la faire languir encore. Pas longtemps. Juste un peu. Par jeu. Je tendis enfin les bras vers ses fesses. En un tour de rein, sans que sa bouche ne se dessoudât de mon sexe, Nelly posa ses cuisses sur mes oreilles.

Par quelle sorte d’abominable goujaterie, repensais-je à Béatrice à ce moment précis ? Les pensées avortées par mon assoupissement revinrent superposer des images vieilles de vingt ans à celles, si présentes, qui ondulaient sous mon nez.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:06

8




Béatrice… Cette écervelée dont j’étais follement amoureux m’entraîna vers les chambres du premier étage. Elle ouvrit une porte, indifférente aux ébats des deux filles qui m’avaient bousculé à leur arrivée, me culbuta sur un fauteuil en forme de poire rempli de billes de polystyrène, arracha le zip de mon jeans et avala mon sexe. Une fois encore, infiniment trop excité, je me libérai en moins de trente secondes, moitié dans la bouche de Béatrice, moitié entre ses yeux. Elle explosa d’un rire carnassier. Les deux blondes qui se gamahuchaient se mirent à rire elles aussi, mais d’un rire moins inquiétant, plus imbécile. Sans prendre le soin d’essuyer son visage, Béatrice se releva puis me releva en me tirant par les bras. Elle ôta son jeans, sa culotte, son tee-shirt. Nue, elle prit place au creux de la poire synthétique. Je mis quelques secondes à comprendre ce qu’elle attendait de moi. Puis je finis par me prosterner devant son sexe touffu. Je fermai les yeux.

Très vite, Béatrice se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond. Elle redressa la tête et m’interrogea :

- Qu’est-ce que tu fabriques ?

- Rien… Pourquoi ?

- Que tu ne fasses rien, je m’en suis aperçue, figure-toi ! Pourquoi tu t’es arrêté ?

- Bah…

- Je ne te plais pas ? cracha-t-elle

- Mais non !

- Tu en connais des mieux que moi, peut être ?

- Non…

- Alors quoi ? C’est une de ces deux petites pouffiasses gougnasses qui t’excite plus que moi ?!

- Ne te fâche pas mais… c’est… comment dire… ce soir… ton odeur qui…

- Enculé ! Espèce de petit enculé de merde ! Tu peux regarder mon cul, connard, parce que tu n’es pas près de le revoir ! Et puis barre-toi ! Barre-toi !

Je me barrai et vite, évitant de justesse un lourd cendrier en verre bleu qui alla s’écraser à droite de la porte, souillant le mur blanc d’un nuage de cendres. Je remontai l’étage quatre à quatre. M’arrêtai net. J’avais oublié l’essentiel dans la chambre : ma guitare. Merde ! Je redescendis, marquai une pause devant la porte. Aucun son. J’ouvris doucement. Tout allait bien. Je fis un pas à l’intérieur. Tout allait bien. Au second pas, Béatrice me fracassa le crâne avec ma guitare. Je restai évanoui plus d’une minute. Béatrice n’avait pas plaisanté : la copie Telecaster gisait sur le plancher, manche cassé net à la base. J’aurais voulu me relever pour l’étrangler et étrangler aussi les deux filles qui l’accompagnaient d’un rire hystérique. J’aurais voulu me relever. Mais mon occiput avait doublé de volume, abritant un volcan à deux secondes de l’éruption. Les murs flottaient, les meubles flottaient. J’étais vraiment sonné. J’aurais voulu cracher ma haine aux filles mais seul un misérable bredouillis clapota d’entre mes lèvres. Puis une substance chaude et poisseuse me fit cligner de l’œil. Je surmontai un nouveau vertige. Je compris qu’il s’agissait de mon sang qui gouttait depuis mon arcade sourcilière. Les filles virent le sang : elles ne rirent plus. Béatrice me bondit dessus. Cherchait-elle à m’achever ? Je le craignis un instant. Mais Béatrice m’embrassa, me demanda pardon, ses mains pétrirent mes joues, elle me couvrit de baisers, m’attira par les oreilles contre sa poitrine, me rejeta pour mieux implorer mon pardon, les yeux brouillés de larmes, droits dans les miens qui vacillaient sous la douleur. J’aurais dû apprécier ce repentir exalté, mais le moindre mouvement de tête me laissait croire qu’un forgeron dément la prenait pour son enclume. Je me vis mal parti. Les blondes, ces folles, s’étaient éclipsées. Béatrice se déshabilla de nouveau en un éclair et recommença à vouloir s’occuper de moi. S’il y avait une désaxée dans cette chambre, ce n’était probablement pas l’une des deux inconnues blondes, je songeai, mais cette fille dont j’étais marteau. Ça n’arrangea pas mon mal de crâne… Je rassemblai mes dernières forces, repliai les jambes contre son torse, puis posai mes pieds contre son ventre. Une vive détente : Béatrice fut catapultée jusqu’au mur d’en face. Je captai l’impact sombre de sa tête contre le mur : rien de grave. Malgré les circonstances, j’avais enregistré la beauté du corps nu en mouvement, les jambes écartées, impudiques et les seins lourds ballottés sous la ruade. Béatrice resta telle qu’elle avait atterri : plus ou moins assise, hébétée. À ce moment seulement, je la soupçonnai d’avoir trop bu ou trop fumé. Peu importait. Je tentai une première fois de me relever. Aussitôt, il me fallut mettre un genou à terre. Un vertige me cloua au plancher. Je patientai quelques instants, renouvelai l’expérience, avec succès même si j’exécutai au premier pas une embardée de belle envergure et allai embrasser le mur. Néanmoins, je parvins à sortir de cette chambre, très digne, sans plus un regard pour Béatrice.

Agrippé à la rampe, je remontai marche après marche l’escalier en perfide colimaçon. Je récupérai mon ampli. La horde de décibels me vrilla le cerveau jusqu’aux tréfonds. Personne ne remarqua ma blessure : elle ne saignait déjà plus.

Une minute plus tard et un étage plus bas, j’ouvrais une porte que je ne connaissais que trop. Je me baissai pour me saisir de ma guitare en deux morceaux. Je voyais enfin le bout du tunnel. Je ne voulais pas regarder Béatrice. Je ne voulais plus entendre parler d’elle. Mais je cédai à la tentation. Touché… Béatrice était toujours nue, prostrée, mais son regard brillait à nouveau de toute son intelligence. Je m’approchai d’elle comme si je dus caresser un fauve blessé. Je posai ma main sur sa joue. Une larme perla entre mes doigts. Mes yeux s’embuèrent aussi. Je les essuyai d’un revers de la main. J’embrassai Béatrice… Je restai malgré tout aux aguets et songeai à garder un sage recul. Je me redressai et lui tendis la main pour l’aider à se relever. Une fois à la verticale, Béatrice fondit sur moi. Cette fois, mon compte était bon. Cette fois, je ne voyais pas comment je pouvais contenir sa furie. Elle me coinça un bras dans le dos. Par anticipation, mon sexe se rétracta, prêt à souffrir mille morts du coup de genou qui n’allait pas tarder. La bouche de Béatrice s’approcha de mon oreille. Je fis des adieux sincères à celle-ci tout en pensant à la coiffure adoptée par Paul Getty depuis qu’une des siennes avait voyagé en colis postal, sectionnée au rasoir révolutionnaire.

« Je t’aime », murmura Béatrice.

Inutile de vouloir décrire mon soulagement. Elle n’avait donc pas l’intention de faire sonner ma dernière heure. Peut-être me trompais-je depuis le début sur Béatrice ? À bien réfléchir, il m’apparaissait que je me trompais en général sur tout…

Béatrice se rhabilla. Nous sortîmes main dans la main.



Plus tard, parvenus devant chez Béatrice, elle me dit :

- Essaie de ne pas faire de bruit, mes parents dorment…

- Pourquoi ? répondis-je avec mon sens inné de l’à-propos.

- On va monter dans ma chambre, et je veux que tu me baises… Et cette fois ça va marcher !

Je craignis de n’avoir pas récupéré assez de forces. L’épreuve me parut un instant insurmontable… Et puis non : je bandais déjà…

Délicatement, je couchai ma guitare fracturée sur l’herbe tendre du jardinet.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:07

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Depuis mes débuts difficiles avec Béatrice, j’avais acquis une certaine résistance au plaisir. Néanmoins, avec Nelly, lorsque nos bouches s’affairaient, je jouissais presque toujours en premier. Retour brutal à la réalité. Donc à Nelly, dont je compris l’impatience d’aboutir par la présence insistante de sa main pour seconder mes initiatives. Forcément, taraudé par le souvenir de Béatrice, je ne lui portais peut-être pas exactement toute l’attention requise en la circonstance…

- J’aimerais savoir où tu as la tête ce soir ? demanda Nelly.

Je n’eus pas le cœur à lui répondre « entre tes cuisses ».

- Pourquoi tu dis ça ?

- Je ne sais pas, mais j’ai l’impression que tu n’es pas là… Je suppose que c’est encore ton travail qui te préoccupe, bien sûr…

J’en tremblai. L’ironie de Nelly sonnait comme les brusques rafales avant l’orage. Je connaissais Nelly, même si j’avais parfois le sentiment d’être à côté de la plaque, même si je me révélais incapable d’anticiper avec bonheur ses attaques quand je sentais son humeur tourner au vinaigre (c’était d’ailleurs la même chose avec Barbara et c’était déjà pareil du temps de Béatrice…) J’eus beau m’y préparer, l’attaque de Nelly fut imprévisible, brusque et tordue ; imparable. Elle ne m’avait pas désenfourché qu’elle lâcha :

- Tu as couché avec Maryelle.

Ce n’était même pas une question…

- Qui te l’a dit, balbutiai-je. Je me repris, pitoyable : « Je veux dire : qui t’a dit ça ? »

Elle avait déjà entendu plaidoirie plus convaincante.

- Personne… Mais tu aurais vu sa tête quand je suis descendue de la voiture à ta place !

- Tu te fais des idées, de fausses et mauvaises idées…

- Oh ! Mais pourquoi pas ? C’est dommage, vraiment, que tu n’aies pu apprécier la façon dont elle s’était habillée pour t’accueillir… Crois-moi : tu as raté quelque chose ! Rarement j’ai assisté à une telle accumulation de savantes transparences. Même nue, elle aurait paru plus vêtue ! Je te signale au passage que je sais à présent qu’elle s’épile le sexe ! Tu vois qu’elle ne se disposait pas à ménager ton cœur !

J’écoutais. Et ne savais que dire, que faire. J’encaissais, bien en peine d’aligner deux mots cohérents. Respirer m’était laborieux. Nelly plaça l’estocade :

- Mais après tout, il fait si chaud, peut-être est-ce sa tenue habituelle…

- Et pourquoi pas ? suggérai-je du bout des lèvres, flairant le piège.

- Remarque, elle avait peut-être chaud d’avoir vidé un verre de whisky ? Tiens ! Je ne t’ai pas dit : un verre de ton whisky préféré t’attendait au salon…

Terminé. Nelly se tut. C’était à moi de parler à présent. Elle attendait. Elle m’attendait. Ça je l’avais compris. Elle s’alluma une cigarette. Je ne me lasserais jamais de m’interroger quant au fonctionnement du cerveau de ma femme, sans jamais – je le craignais - parvenir à n’y rien comprendre… Ce soir-là, je constatai juste qu’elle se surpassait. Sans nul doute venait-elle de franchir un cran supplémentaire pour asseoir sa suprématie. Pourquoi, rentrant de chez Maryelle – ayant acquis la certitude que celle-ci avait été ma maîtresse – m’avait-elle accordé une superbe fellation ? Au lieu de m’arracher du sommeil par les oreilles et la queue pour me gratifier d’une corrida à grand spectacle ? Jusqu’à preuve du contraire, Nelly contrôlait ses sens et jamais sa libido ne prenait le dessus sur la colère. Non : l’acte de Nelly était délibéré, son attitude réfléchie. Pipe d’abord, scène ensuite. À cet instant seulement (mieux valait tard…), j’en déduisis donc qu’elle avait décidé de lancer son offensive après. Je ne voyais pas ce que cela pouvait cacher, quel vice se trouvait embusqué derrière cette manœuvre. Que Nelly ruât dans les brancards dès qu’elle franchît la porte n’eût rien changé au résultat : j’étais cuit avec Maryelle…

Nelly me présenta son profil gauche, immobile sauf à tirer sur sa cigarette. Muette, elle attendait que je dise quelque chose pour m’enfoncer un peu plus : elle savait que j’étais archi-nul dans ce genre de situation…

Je montai à l’échafaud :

- C’était il y a longtemps… Moi je ne voulais pas…Ça n’a rien changé envers toi… Je n’avais rien prévu avec elle ce soir… Crois-moi… D’ailleurs, j’avais déjà repoussé ses avances à l’aller en emmenant Barbara…

Aurais-je pu prononcer un ramassis plus condensé de platitudes ? Difficile… Que tout ou partie de mes propos fussent vrais n’avait aucune importance, ni à mes yeux, ni aux yeux de Nelly. L’essentiel : parler. Mes mots n’avaient de sens et d’intérêt qu’ils nous permettaient de garder un contact, ténu mais réel. C’était le ciment dont nous allions nous servir l’un et l’autre afin de colmater la lézarde Maryelle qui fissurait notre couple. Mais nous en étions conscients l’un comme l’autre : nous ne courions pas grand danger sur cette affaire-là. La preuve, je surpris chez Nelly un petit sourire lorsqu’elle dit :

- Ce que je trouve lamentable de ta part c’est de ne pas me l’avoir dit, la première fois que tu as couché avec elle… Ça m’aurait évité de passer pour une conne à chaque fois que je l’ai vue ensuite…

Ben voyons… Je m’imaginais un instant, un instant seulement : je rentrais un soir et j’annonçais d’un ton dégagé « Tiens ! Je viens de sauter ta copine Maryelle ! C’est elle qui m’a cherché mais je n’ai pas su résister, elle a des seins tellement excitants ! » Autant appeler aussitôt l’hôpital pour m’y faire admettre aux urgences…

Mais Nelly poursuivit :

- J’aurais été la voir et je lui aurais dit calmement que j’étais au courant, et que ce qui s’était passé entre vous devait rester du passé, point. Parce que t’as dû coucher plus d’une fois avec elle, je présume ?

- Pas beaucoup, pas beaucoup…

- Combien ? exigea-t-elle.

- Trois, quatre, pas plus.

Mensonge… Notre liaison avait duré presque un an et demi ! Nous nous retrouvions deux à trois fois par mois, mais ça, je le gardai pour moi, en espérant que Nelly n’interrogeât pas Maryelle sur cette question avant que je pusse affranchir cette dernière sur les mensonges à tenir. Il allait me falloir revoir Maryelle, mettre tout ça au point. Et je redoutais déjà de finir cette conversation le nez entre ses seins.

Résolue à enterrer la hache de guerre, Nelly déclara :

- Quatre fois, ça ne compte pas ! Te souviens-tu de nos quatre premières nuits ensemble ? Non. Ne comptent vraiment que la toute première, et celles où l’on a le sentiment de mourir en le faisant… Mais ça c’est plus rare, et ce n’est pas en quatre fois qu’on y parvient.

En quatre fois, certes non. Mais si Nelly avait su le nombre réel de nos galipettes, avec Maryelle, elle aurait deviné qu’une bonne demi-douzaine de fois au moins, j’avais atteint ces orgasmes, le sperme jaillissant comme d’une saignée fatale par laquelle se serait écoulée mon âme. Une bonne demi-douzaine de fois, oui, en un an et demi à peine. Je réfléchissais qu’en proportion, j’avais joui plus intensément avec Maryelle qu’avec Nelly… Mais il n’était pas question d’amour entre Maryelle et moi, tandis qu’avec Nelly… Même si son corps me lassait parfois, Nelly était toujours capable de m’émouvoir rien qu’en marchant ou en rehaussant une mèche de cheveux ou en se mordillant la pulpe de l’index droit – son tic favori.

- On fait la paix ? demanda-t-elle d’une voix douce.

- Il me semble que nous l’avions faite avant même que tu ne déclenches les hostilités, non ? répondis-je en embrassant la main qu’elle me tendait.

Comme toujours, je ne comprenais pas tout. Pourquoi Nelly rompait-elle si facilement avec tant d’atouts dans son jeu ? Je préférais de pas approfondir la question et m’enivrer de cette paix retrouvée sans meurtrissures trop vives… Je ne pouvais pas alors deviner que Nelly gardait ma liaison avec Maryelle en réserve, comme une arme de contre-attaque…

Vers trois heures et demie, je me levai et allai prendre le frais dans le jardin. Les étoiles scintillaient toujours autant, pas le moindre nuage en vue, aucune brume pour voiler le premier quartier de lune. J’attendis le bruissement lourd du vol du hibou. Quelques fourmis entreprirent de me chatouiller les orteils. Nelly dormait. Elle ne me rejoindrait pas. J’étais bien.

Soudain, une silhouette abhorrée se découpa dans la clarté lunaire, au milieu de ses murs de parpaings. Le voisin ! Là ! Lui aussi… Je devinai qu’il me souriait tout en soulageant sa vessie. Mais que pouvait-il manigancer en pleine nuit sur son chantier ? Il résidait à plus de dix kilomètres de là, il fallait donc qu’il fût resté ici toute la soirée ! Ce type était fou, ou méchamment malfaisant, pour venir saboter les quelques minutes de répit nocturne que je m’accordais. Et il avait la prétention de s’élever au rang de voisin… J’étais sûr qu’il me souriait, un sourire maigre qui étirait sa petite moustache ridicule. J’étais persuadé qu’il allait m’adresser la parole. Je tournai les talons et regagnai la chambre.

Surprise : Nelly m’attendait, œil inquiet, une cigarette presque entièrement consumée aux lèvres.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

Son regard trahissait un réel tourment.

- Liam, dis-moi que tu n’as pas vraiment joui avec Maryelle.

- Comment veux-tu, Nelly ? En trois ou quatre fois…

- Je t’aime, murmura-t-elle.

Curieux comme je crus plutôt l’entendre dire « salaud »… Parce que sans doute j’étais convaincu d’en être un, comme n’importe quel autre.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:11

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Le lendemain, je dus avoir recours à mes cafés surpuissants pour me mettre en route. Je parvins à me ménager une plage d’une demi-heure afin d’achever l’écoute du Led Zeppelin au casque. Ainsi allais-je pouvoir le rendre au boss. J’étais seul éveillé : Nelly et Barbara avaient tout loisir de paresser au lit. J’étais seul et j’étais bien. Mais les choses se gâtèrent sitôt le seuil du garage franchi : la température était étonnamment élevée pour une heure si matinale et l’air saturé d’humidité. La planète avait-elle basculé sur son axe, nous faisant ainsi passer du 45ème parallèle à des latitudes tropicales ? Quelqu’un de sérieux me l’aurait affirmé que je l’aurais cru. Mais je ne croisai personne.

Quand j’arrivai au bureau, mon pantalon de toile et mon tee-shirt me collaient à l’épiderme. Je sortis de la boîte à gants un paquet de kleenex et utilisai un carré de coton à m’éponger le front. Je laissai la voiture sur le parking en plein soleil, suffoquant déjà à l’idée de la fournaise que j’allais avoir à supporter quand je me réinstallerais au volant ce soir. Je devais essayer de convaincre le boss de faire planter au moins un arbre sur ce foutu parking… Et lui faire entrer dans le crâne que non, définitivement non, je ne ferais pas installer la clim' dans ma voiture.

Tout ceci ne poussait pas à la franche bonne humeur. Et ce n’était pas fini. Certains matins étaient pourris au point de décourager le plus optimistes des Coréens… Pour commencer, il y eut cette guêpe vindicative qui me chassa en piqué, jusqu’à ce que mon journal plié en quatre eût raison de ses assauts. J’avais toujours attiré ces insectes belliqueux. Ça remontait à loin…



Au cours de ma huitième année, j’avais posé par inadvertance le pied sur un nid construit dans une souche d’arbre mort. Aussitôt l’essaim m’avait poursuivi dans un vrombissement de forteresse volante. J’avais alors cherché à faire la nique à Michel Jazy pour trouver refuge dans la maison et m’écraser le torchon à vaisselle sur la tête, tout en refermant la porte d’un violent coup de talon. Aucune guêpe ne me piqua. Sans doute étaient-elle trop empêtrées dans ma tignasse d’alors. Par la suite, on m’assurerait qu’il ne fallait surtout jamais faire cela ! Sans doute. Mais je constituais un démenti formel à cette allégation. Peut-être avais-je été seulement très chanceux…

Vers l’âge de dix ans, nouvel exploit : je réussis à m’asseoir sur une guêpe qui butinait sur une chaise. Ça se passait lors de grandes vacances, à l’heure de l’apéritif sous l’ombre fragile d’un platane, à la terrasse d’un petit café de Provence. La guêpe se gavait d’un quelconque sirop renversé sur la chaise blanche en métal finement dentelé. Je ne lui avais laissé aucune chance : je m’étais écroulé de tout mon poids sur la chaise, impatient qu’on m’apportât mon Orangina. Elle m’avait piqué par pur réflexe d’autodéfense, une fraction de seconde avant de périr écrabouillée. J’avais bondi tel un diable, hurlé… et renouvelé ma tentative pour effacer Jazy des tablettes du 800 mètres. On m’avait rattrapé malgré tout assez vite – je ne cherchais d’ailleurs pas à m’enfuir, me contentant de courir autour des tables de consommateurs plutôt interloqués. La patronne du café m’avait entraîné vers l’arrière-salle où elle m’avait badigeonné la fesse gauche d’un coton imbibé de vinaigre. Cela avait calmé la douleur mais installé aussi autour de ma personne une odeur dont Luc avait profité pour me surnommer « Grand Cornichon ». Ce surnom perdurerait jusqu’à la fin des vacances…



Avec tout ça, les guêpes et moi… Par-dessus le marché, mon eau de toilette à la cannelle n’était pas propre à calmer les ardeurs de ces demoiselles Dalton.

Mais bon, j’étais à l’abri à présent, dans l’antre moite de l’Agence. Je saluai à la cantonade et m’installai dans mon bureau. De l’extrémité de ma chaussure, j’actionnai la mise en marche de mon ordinateur, pianotai le code d’accès et lançai mon logiciel d’étude. L’appareil ne réagit pas, son écran s’obstina à demeurer d’un bleu profond et uniforme, aucun message ne s’inscrivit dans la fenêtre de dialogue. Je réitérai la manœuvre en vain. Je retournai au menu général et déclenchai le détecteur de virus : négatif. Je réfléchis à ce qui pouvait bien contrarier mon ordinateur. Je sortis de mon bureau et me dirigeai vers le thermomètre accroché dans le hall. 38°C ! J’interpelai la responsable de la comptabilité :

- Fabienne ! Vous avez mis en route votre ordi ?

- Pas encore !

- Un autre service l’a fait ?

Fabienne interrogea quelqu’un entre deux portes.

- Personne !

- Vous pouvez le brancher tout de suite, s’il vous plait ?

- Pas de problème…

- Je viens avec vous.

- Quelque chose qui ne va pas ?

- Le mien est en rade…

Plusieurs employés de l’Agence s’approchèrent, alertés par notre échange tenu à voix haute d’un bout à l’autre du hall. Je perçus comme un grondement sourd et inquiet dont quelques bribes me parvinrent plus distinctement : « C’est grave ? », « Qu’est-ce qui se passe ? », « L’ordinateur est en panne… », « Ça ne m’étonne pas… », « Tu as vu l’OM ? »

Fabienne renoua la conversation, j’étais juste à ses côtés, elle sentait bon et pour la première fois, je me surpris à la trouver « pas si mal que ça »…

- Vous croyez que c’est général ?

- Peut-être, peut-être pas… Je pense à la chaleur…

- La chaleur ?

- Oui : la chaleur. Les systèmes informatiques sont sensibles aux variations de température et n’aiment ni le chaud ni le froid… Et en matière de chaleur, j’ai peur qu’on dépasse les bornes avec cette canicule… J’ai vérifié : on tape déjà à presque 40°C.

- Mon Dieu… lâcha-t-elle, sans véritable conviction religieuse. Puis, ayant réalisé l’ultime procédure d’accès, elle se retourna, triomphante :

- Ça marche ! Tout est normal pour le nôtre !

Elle m’agaça : comme si elle y était pour quelque chose ! Du coup, le charme de son parfum se rompit et j’en revins à mon jugement habituel : elle était tarte. Je m’accordai une seconde avant de hausser les épaules et de la quitter en lui décochant une terrible grimace.

Soudain un cri. Horrible. À défriser les tympans. Origine : le service de la facturation. Là, pas de miracle : le micro était hors service et la petite remplaçante du chef de service parti en congés semblait au plus mal.

- On a oublié de sauvegarder hier soir tellement on a travaillé tard, expliqua-t-elle. Et maintenant, si ça se trouve, tout est perdu dans cette foutue machine, et tout le travail est à refaire…

Elle sanglotait à deux pas de moi mais je me fichais pas mal de ses problèmes. Ma sauvegarde était au frais dans le coffre-fort du sous-sol destiné à cet effet. Je n’avais rien à faire d’autre qu’attendre. Attendre que l’ordinateur reprît son souffle tout seul. Pour l’aider, j’allumai le ventilateur et l’orientai vers l’arrière de l’appareil. C’était tout ce que je pouvais faire pour lui : je n’allais tout de même pas lui introduire les glaçons destinés à mon whisky dans le lecteur de cd ! De fait, pourquoi se priver d’en savourer deux doigts ? Il était 10 heures. Je pouvais boire et rester le nez en l’air : la chaleur accablait ce matin autant la machine que l’homme et m’autorisait cette aimable oisiveté. Je décidai toutefois de demeurer sobre.

J’abandonnai donc les pleureuses de la facturation et revins m’accorder une pause dans mon bureau. Je reculai mon fauteuil ergonomique et allongeai les jambes, les pieds posés sur le support de l’imprimante. Les reins calés, j’estimai pouvoir tenir une heure sans rien faire. Sans rien faire, mais l’œil sur le téléphone. Car je savais devoir compter avec Béatrice pour redonner promptement de ses nouvelles. Et ainsi, tous mes sens se mobilisèrent, tendus vers le petit ustensile dont je redoutais la sonnerie. D’être tout entier accaparé par ce téléphone qui restait muet m’empêcha d’entendre venir la blonde de l’accueil. Lorsqu’elle m’adressa la parole, penchée à dix centimètres de mon nez, je poussai un petit cri de surprise ridicule.

- Je vous ai fait peur, monsieur ?

- Non… Oui… Enfin, ce n’est rien, j’étais perdu dans mes pensées…

- Vous pensez trop, laissa-t-elle fuser avec l’insolence que lui permettait sa beauté.

- Pensez donc ! répondis-je sans réfléchir.

- Excusez-moi, mais une dame vous demande à l’accueil…

- Une dame ?

- Sans aucun doute… ironisa la blonde avec l’assurance propre aux stagiaires estivales convaincues, à juste raison, de n’être jamais embauchées en fin de contrat.

Je soupirai.

- Elle vous a laissé son nom ?

Si elle me jouait Pierre Dac en répondant « oui » et rien d’autre, je me jurais de lui balancer la main sous la jupe !

Elle dut le pressentir :

- Madame Reicher.

- Ah bon ! Dites-lui que j’arrive…

La blonde disparût, dans un roulis de hanches peu propice à la méditation. Tout en rajustant ma mise, je me répétais le nom de l’inconnue. « Reicher, Reicher ». Ça me disait quelque chose, mais quoi ? Le mieux était encore d’aller voir…

« Reicher, Reicher ».

Je me dirigeai vers l’accueil et m’efforçai de plaquer un visage sur ce nom, avant de le découvrir de mes propres yeux. Ça m’agaçait et je m’en voulus d’être là à ralentir le pas pour me donner le temps de trouver, au lieu de me hâter pour en finir avec le doute. Mais non, j’étais comme ça. Quand je recevais une lettre dont l’écriture sur l’enveloppe ainsi que sa provenance ne me disaient rien, je tournais et retournais plusieurs fois l’enveloppe sans l’ouvrir, essayant malgré tout d’en deviner l’expéditeur, comme si le timbre, le cachet de la poste ou le rabat autocollant pouvaient m’être des indices précieux. En tout dernier ressort, lorsque je ne m’accordais plus aucune chance, alors seulement, je décachetais le courrier et produisais un « ah » exaspéré – j’aurais dû deviner – ou fataliste – je n’aurais jamais pu deviner. Rien à faire, j’étais comme ça.



Béatrice avait trouvé le temps long depuis que la blonde de l’accueil lui avait annoncé que monsieur Vernon allait arriver.

Reicher…

Bien sûr que cela me disait quelque chose ! J’étais mûr pour y aller de mon petit « ah » exaspéré. Comment avoir oublié que Béatrice s’était mariée avec cet obscur écrivain qui la jouait génie méconnu ? Tellement méconnu qu’il l’était resté ; ou alors n’avait pas franchi le cap de la confidentialité. Didier Reicher… Qui connaissait Didier Reicher ? Moi, Liam Vernon ! Et je me serais bien dispensé de faire sa connaissance quelques vingt ans plus tôt… Mais tout ceci était loin. Enfin, je le pensais encore jusqu’à la veille…

Béatrice. Elle avait changé. J’avais devant moi une femme superbe, ayant mis à profit les années écoulées. Elle était vêtue d’une robe légère. La taille très prise, donc la poitrine très en valeur. Sa silhouette était toujours aussi élancée mais plus épanouie. Je notai qu’elle portait les cheveux plus courts. Son maquillage était plus étudié, le rouge à lèvres dessinait un sourire couleur sang. Mais ses yeux noirs toujours aussi pétillants, aussi profonds. Des yeux à transpercer ceux des autres.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:13

10 (suite)



- Tu me reconnais, au moins ?

La bonne blague ! De mon côté, je me dis que si elle s’était livrée elle aussi au petit jeu de l’inventaire des traces qu’avaient laissées sur moi les seize dernières années, je ne devais pas m’en tirer à mon avantage…

- Évidemment, Béatrice…

Un frisson me saisit de m’entendre articuler son prénom.

- Par contre, ton nom de femme mariée s’était évadé de mon esprit. D’ailleurs, j’avais même perdu de vue que tu étais mariée…

- Moi aussi, remarque…

- Pardon ?

- Non, je veux dire : moi aussi, je perds de vue que je suis mariée.

- Ah ?

- Oui… Nous sommes séparés depuis trois ans et le divorce sera prononcé en septembre… Je pourrai reprendre mon nom de jeune fille ! Tu préfères ?

- Non…oui… Enfin, je ne sais pas… À vrai dire, ce n’est pas tellement mon problème. Sans vouloir te vexer, je n’ai pas l’intention qu’on se revoie…

- Moi si ! m’interrompit-elle. Je ne t’ai pas retrouvé au fin fond de la France pour être ainsi éconduite !

- Qu’est-ce que tu cherches ?

- Je ne cherche plus : je t’ai retrouvé !

Je fermai les yeux. Le cauchemar…

- Béatrice ! Seize années ont passé : je suis marié, j’ai une fille de quinze ans, j’ai… enfin… je t’ai oubliée, tu comprends ça ? Ou-bli-ée !

- Tu ne penses pas ce que tu dis !

- Oh que si !

- Mais non.

- Je t’assure, Béatrice… Je t’ai aimée, vraiment aimée, mais c’était il y a longtemps. Et n’oublie pas de ton côté que nous nous étions jurés de ne pas chercher à nous revoir…

- Je n’ai jamais juré, moi…

Je sentis que j’allais craquer. Je tapai le sol du talon. Elle n’avait jamais juré : c’était la meilleure ! Je pouvais m’attendre à une rude bataille.

- Bon. Remarque, si tu dis ne plus m’aimer, je suis prête à tout pour te reconquérir. C’est même plus excitant ainsi !

Je me contins. Difficilement, mais je me contins.

- Béatrice…

- Quoi ? Tu as une femme à tes pieds et tu n’es pas content ?

- Mais tu es folle, ma pauvre !

- Tu ne comprends rien…

Elle lança un regard circulaire puis ajouta :

- Dis donc, tu ne peux pas me recevoir ailleurs qu’au milieu de tout ce monde ?

Là, je la vis venir. Néanmoins, comme je l’estimais capable d’un esclandre en plein hall, je préférais encore étouffer ses clameurs entre les quatre murs de mon bureau.

- Viens.

- Ah ! Enfin un mot gentil ! dit-elle en me prenant le bras.

J’avais bonne mine. Combien de regards vrillaient ma nuque ? Je n’allais pas me raconter de salades, j’étais en position très inconfortable, même si je respirais à plein nez le parfum capiteux de mon ancienne amante… Je la fis pénétrer dans mon antre, l’invitai à s’asseoir. Elle croisa haut les jambes, se balança de droite et de gauche sur le siège pivotant ; prit une cigarette dans son sac.

- Je peux ?

- Cela ne me gêne pas : ma femme fume beaucoup.

Elle ignora mon allusion et agita ses clés de voiture sous mon nez. J’imaginai un instant avec terreur qu’elle voulait m’embarquer dans son automobile pour je ne savais quelle cavalcade. Puis je compris son geste : elle me montrait le porte-clés. Un porte-clés que je reconnus.

- Tu te souviens ?

- Oui…

C’était un porte-clés gadget en forme de tablette de chocolat. Je le lui avais offert après une soirée mémorable. J’étais touché qu’elle l’eût conservé. J’avouai. Touché mais inquiet.

- Tu te rappelles tout ce que tu m’as fait cette nuit-là ?

- Oui, Béatrice…

- Vraiment tout ? insista-t-elle.

- Oui ! Qu’est-ce que tu veux ? Que je te rappelle cette soirée par le détail ? C’est ça que tu cherches ? Et pour quoi faire. M’entendre proférer des obscénités ? Des fois que d’évoquer ces souvenirs m’excite ? Que je perde la tête et que je te baise ici, dans ce bureau ?

- Oh ! Ne te fâche pas pour si peu… Je voulais juste savoir si tu te rappelais quel film nous avions vu…

- Sweet movie…

- Où ?

- Cinéma Daumesnil…

- Bien ! Quels acteurs ?

- Carole Laure et Pierre Clémenti, je crois… Peut-être aussi Jean–Pierre Léaud et Anna Prucnal…

- Carole Laure surtout…

- Oui, surtout.

- Le metteur en scène ?

- Tchèque ou Polonais. J’ai oublié…

- Ah ! Tu vois ! Tu as oublié quelque chose au moins : le nom du réalisateur… Te rappelles-tu la scène finale ?

- Évidemment…

- Carole Laure est nue, sous une douche de chocolat noir fondant…

- Parfait… Et le lendemain soir ?

J’articulai chaque syllabe comme si je récitais une leçon.

- Tu m’as téléphoné en fin d’après-midi pour me dire que tu m’attendais dans ton studio. Je devais entrer sans frapper, la porte ne serait pas fermée à clé…

- Ensuite ?

- J’ai suivi tes ordres, Béatrice…

- Et ?

Je soupirai, exaspéré. Néanmoins, je commençai aussi à ressentir la ferme nécessité de lutter contre une érection naissante…

- J’ai fait comme tu m’as dit : je suis entré.

- Et je t’ai appelé depuis la salle de bains…

- Oui.

- Un bain ?...

- De chocolat.

- Si tu savais combien j’ai investi dans le Nutella ce jour-là !

- Je m’en doute.

- Bon, tu m’as trouvée dans mon bain… Tu faisais une tête ! Je la vois comme si c’était hier !

- C’était il y a presque vingt ans…

- Oui, c’est vrai… N’empêche, j’ai gardé intact le souvenir des moindres détails de cette nuit, ô combien mémorable !

Je préférai encore lui mentir :

- Pas moi !

- Tu m’as léchée !

- Oui.

- Des pieds à la tête …

- Oui.

- Tu m’as baisée !

- On faisait l’amour tout le temps, Béatrice.

- On a renversé du chocolat partout dans la salle de bain !

- Oui, d’accord.

- Et puis tu t’es rendu compte que nos corps enduits de chocolat glissaient incroyablement l’un contre l’autre !

Cette fois, je préférai ne pas répondre.

- Tu m’as retournée !

- Je sais ce que tu vas dire.

Béatrice sourit, toutes dents dehors :

- Tu te souviens de tout. Aussi bien que moi mon salaud !

Elle se redressa et empoigna mon sexe à pleine main à travers la toile de mon pantalon.

- Tu es le seul et l’unique à qui j’aie permis cette pratique !

J’étais affligé : je bandais.

- Je le savais que je te ferai encore de l’effet !

Elle voulut s’agenouiller. Je me sentis sur le point de céder et puis miracle : je m’entendis frapper du poing sur le bureau, je vis ma main saisir les cheveux de Béatrice et la forcer à se relever.

- Tu es folle… Tout ça, c’est du passé. Du passé !

- Tu ne m’aimes plus…

Je n’en crus pas mes oreilles : enfin un éclair de lucidité !

- Je me tue à te le répéter depuis une demi-heure…

- Pourquoi tu ne m’aimes plus ?

- Je ne sais pas, moi… On a vieilli. Et puis je te rappelle qu’on s’est quittés voilà seize ans… Regarde la situation en face : comment peux-tu croire que tu vas débarquer un beau matin et que tout va se remettre à marcher comme avant ?

- Je ne sais pas… J’avais espéré…

- Il ne fallait pas…

Depuis une minute, je devais admettre que je respirais nettement mieux.

- Au fait, comment tu m’as retrouvé ?

Comme à son habitude et malgré son abattement passager, Béatrice répondit à ma question par une autre question. Elle sortit de nouveau ses cigarettes :

- Tu en veux une ?

- Non merci : j’ai arrêté…

- C’est bien… Moi j’essaie tout le temps, sans succès… Tu y es arrivé seul ?

- Tout seul, oui… J’ai commencé par réduire ma consommation à une cigarette par heure. Puis, petit à petit, j’ai allongé l’intervalle entre deux cigarettes… En l’affaire de six mois, j’ai réussi à tout stopper…

Et voilà : j’avais posé une question à Béatrice et elle m’avait embarqué sur un tout autre sujet… Je réagis :

- Tu n’as pas répondu à ma question.

- Quelle question ?

- Comment m’as-tu retrouvé ?

- Mais je te l’ai expliqué hier ! Par Internet ! J’ai eu peur que tu sois sur liste rouge, mais non ! J’ai même appris ainsi que ta femme se prénomme Nelly.

Eh oui… Aussi simple que cela de retrouver la trace d’un ancien amant. Nous figurions dans l’annuaire sous nos deux prénoms : « Vernon, Liam et Nelly »… Nelly y tenait, c’était un de ses chevaux de bataille. Tout comme le respect de son nom de jeune fille.



Après notre mariage, Nelly avait poussé des hurlements en apercevant mon seul prénom sur l’annuaire téléphonique. La pauvre employée des Télécom en avait entendu des vertes… Mais elle avait su être aussi persuasive qu’incompétente puisque Nelly revint convaincue que l’on ne pouvait rien changer pour l’année en cours.

Trois jours plus tard – elle n’avait pas été à prendre avec des pincettes durant ce laps de temps…- Nelly retourna à l’agence avec la ferme intention de faire apparaître le nom « Vernon » suivi de son propre prénom. Cette fois elle obtint gain de cause et c’était avec un bonheur que seules connaissent celles qui ont terrassé la Mâle Suprématie qu’elle me lut la notification de notre changement d’inscription à l’annuaire.

Un mois suffit pour qu’un premier appel nocturne nous réveillât vers une heure du matin. Nelly décrocha. C’était évidemment l’appel d’un gros plaisantin en mal d’affection qui devait téléphoner à tous les numéros de la ville correspondant à des prénoms féminins (le genre, quelques années plus tard, à proposer la botte virtuelle sur Internet après avoir envoyé sa photo à des correspondantes inconnues). Surprise, Nelly fut démontée quelques instants. L’autre débita ses grasses âneries, puis elle rétorqua :

- Va te faire enculer, connard !

Et elle raccrocha.

Deux nuits passèrent. Et rebelote, la même voix. Nelly varia sa réponse :

- Si tu veux te faire enculer, je te passe mon mari !

L’autre raccrocha aussi sec.

- Tu es gonflée de dire ça !

- Pourquoi ? Tu n’es pas mon mari ? demanda-t-elle avec malice, tout en glissant sa main sous les draps.

- Si ! Mais tu suggères à cet abruti que j’aimerais l’enculer. Imagine que ce soit quelqu’un que l’on connaisse… Un voisin.

- Écoute, n’en fais pas tout un plat. S’il rappelle, décroche et dis-lui que je lui ai menti…

Je souris. Cette nuit-là, nous fîmes l’amour après avoir débranché la prise du téléphone.

La nuit suivante, minuit et demi et « dring dring » ! Je m’emparai du combiné :

- Ouais, ne te fatigue pas Toto ! Ma femme s’est trompée hier : je n’ai aucune envie de mettre ma bite dans ta boîte à caca. Alors s’il te plaît, tu es gentil, tu n’appelles plus !

Une voix lugubre glaça mon tympan gauche :

- Vous ne voudriez pas plutôt me passer ma fille ? Ici Robert Aussenac.

- Ah… Robert…Oui, oui, oui… Je vous la passe… Tout de suite…

Ainsi Nelly apprit-elle la mort de sa mère.

Jusqu’à sa propre mort, mon beau-père ne m’adresserait plus la parole. Il survécut deux ans à sa femme.

Il y eut encore d’autres appels nocturnes. De grands malades. Handicapés sentimentaux, sans doute. Si bien que Nelly finit par nous faire admettre dans l’annuaire sous nos deux prénoms.



Je ne pus m’empêcher de penser que sans ces harcèlements téléphoniques, Béatrice n’aurait sans doute pas retrouvé ma trace.

- Que comptes-tu faire maintenant ?

Béatrice posa sur moi un regard pervers.

- Mais tu le sais : je vais te séduire ! Ce n’est pas parce que tu m’as repoussée aujourd’hui que j’abandonne ! Je m’étais attendue à ton attitude, figure-toi !

Et moi qui m’étais cru tiré d’affaire…

- Tu es sérieuse ?

- À ton avis ? dit-elle alors que ses yeux noirs s’allumèrent méchamment.

- Ne fous pas la merde chez moi, Béatrice… À quoi cela servirait ? Je ne t’aime pas.

- Tu te répètes… Et ne me menace pas sans bien réfléchir : je n’ai rien à perdre ! Bon… Je vais quand même te laisser et retourner à mon hôtel. Je suis descendue au Saint-Antoine. Si tu veux me joindre ou m’y rejoindre… m’informa-t-elle en se levant.

- Tu comptes peut-être t’installer ici ?

La réponse de Béatrice me fit ravaler salive et sourire narquois.

- Tu ne crois pas si bien dire…

Sur ces mots, elle sortit du bureau sans fermer la porte et, prêtant bien attention à ce que plusieurs personnes la regardassent plantée au milieu du hall, prit dans sa poche une petite culotte qu’elle enfila, laissant croire à tout le monde…

Et si j’allais lancer mon automobile à fond contre un mur?
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:14

11




Une semaine s’était écoulée en douceur. J’avais presque pu me détendre. Mon ordinateur fonctionnait de nouveau normalement. La chaleur avait faibli d’un degré. Le voisin avait cessé toute activité sur son embryon de maison. Le hibou avait repris son vol nocturne vers trois heures du matin. Et Nelly se frottait à moi, plus féline que jamais.

Et j’étais sans nouvelles de Béatrice. Bien qu’éprouvant une énorme envie de m’en croire débarrassé, le doute subsistait et je restais sur mes gardes.

À me voir vautré dans mon hamac sous le mûrier-platane, sirotant un whisky noyé dans trois glaçons, les écouteurs du baladeur sur la tête et Gimmie shelter dans les tympans, qui aurait pu imaginer qu’une sourde angoisse m’étreignait ? Perfide, insoutenable angoisse, tumeur qui me rongeait les nerfs. J’étais tout sourire, en apparence. Je faisais de mon mieux.

J’attendais le retour de Nelly. J’avais plaisanté avec Barbara et elle avait ri. C’était bon signe, en général.

Le CD pirate des Stones datait de leur tournée à Hawaii en 1973. Après Gimmie shelter, Keith assénait un It’s all over now carré. Pas du tout la version ronde et gentillette qu’ils avaient gravée dans la cire dix ans plus tôt. J’anticipais les premiers riffs, connaissant cet enregistrement par cœur. Ah ! Si je l’avais entendu à l’époque où je jouais l’apprenti guitar-hero… Je souris, me rappelant le seul et unique concert que nous avions donné, avec Marc et les autres… Mes souvenirs étaient confus et parcellaires. Je m’en contentais. Ce dont j’étais certain, c’était de ma tenue vestimentaire : pantalon de toile rouge sang, tee-shirt blanc avec la tête de Bob Marley floquée dessus et blouson de cuir noir. Aux pieds, des cholos du même rouge que le pantalon, talons biseautés, bouts pointus. Un foulard indien blanc et rouge noué à la ceinture, un bracelet de force en cuir au poignet gauche… Le cheveu en bataille… Peut-être avais-je encore un foulard indien mauve et vert accroché à l’extrémité du manche de ma guitare, ma vieille copie Telecaster rafistolée ?... C’était plus flou… De même étais-je bien incapable d’affirmer quelle fille avait entrepris de souligner mes yeux d’un trait de khôl épais. Je me rappelais Marc à mes côtés dans les coulisses tandis que nous accordions nos instruments. Il y avait là une densité incalculable d’individus, sans que l'on pût discerner ce qu’ils avaient à faire dans cette grande pièce située à l’arrière du théâtre et réservée au groupe. Cela sentait la ganja à plein nez, un épais nuage de fumée illicite s’étirait au gré des courants d’air, mais qui s’en plaignait ? La pièce était encombrée au maximum, un foutoir inimaginable : des malles, pleines ou vides, des piles de cartons d’emballage neufs, bien plats, attendant d’être dépliés pour un déménagement futur. Au fond, une porte donnait sur les lavabos et les toilettes, mais personne ne l’avait dénichée au début, à cause des vestiaires montés sur roulettes et chargés de costumes médiévaux qui la masquaient. Parmi tout ce fatras, nous étions une bonne vingtaine à évoluer : les cinq musiciens, plus la flopée qui ramenait son nez à la recherche d’on ne savait quoi… Encore que, s’agissant des filles, il ne fallait pas être sorti de Saint-Cyr pour comprendre qu’elles étaient émoustillées par notre statut de rockers-qui-allaient-jouer-sur-scène-dans-moins-d’une-heure ! Toujours était-il que l’une de ces groupies m’entraîna par la manche jusqu’aux lavabos. Elle sortit d’une des poches de son blouson en jeans un crayon noir, et sans que je pusse résister elle me maquilla, juste un trait sous chaque œil. Satisfaite du résultat, elle beugla un « whaô » strident et me roula une pelle dans la foulée. Une folle ! Sur sa lancée, elle se précipita sur Marc. Mais celui-ci repoussa l’hurluberlue avec rudesse. Quelle était cette malade qui voulait maquiller un Noir en noir ?

Les garçons qui envahissaient la place n’étaient pas moins étranges. Hormis une poignée d’invités – les vrais copains – c’étaient des pauvres types, prenant leur pied par procuration, style copain-du-copain-du-copain-qui-a-vendu-la-guitare-du-copain-au-musicien… Il y en avait un en particulier, un certain Moret et rebaptisé Meureupeuteuqueu (ce qui masquait à peine le sobriquet de Moret-petit-con). Un malingre de dix-sept ans qui avait toujours tout vu, tout fait, tout connu. Il portait la mèche grasse et la moustache de rat à peine duveteuse. Une vedette… Là, il envisageait selon toute vraisemblance de draguer une blondine mignonne comme tout qui le dépassait d’une bonne tête. Et il s’en donnait du mal ! Il tapait dans le dos de Marc, me tapait dans le dos et celui des autres à chaque instant ; ricanait tout seul des – croyait-il – bons mots qu’il assénait. Chacun s’inquiétait avec ironie pour le liquide cristallin de ce pauvre Moret qui allait se raréfier bientôt tant il adressait de clins d’œil appuyés à son improbable conquête. La belle marrade de le voir s’employer. Meureupeuteuqueu dans son grand numéro.

Fidel et Patrick passèrent me voir eux aussi. Ils ne s’attardèrent pas, juste me vannèrent-ils sur ma tenue de scène, me comparant à une perruche de concours, avec tous mes foulards. C’étaient des amis, des vrais, ils pouvaient me dire n’importe quoi, sachant que cela resterait sans conséquence : le lendemain au plus tard, tout était oublié.

Fidel me glissa à l’oreille que Béatrice était arrivée et qu’il ne l’avait jamais vue aussi bandante.

- Elle porte une mini ! Avec des collants résille ! Putain ! Tu verrais l’appel au crime !

Je ne savais franchement pas s’il fallait me réjouir ou m’inquiéter de cette nouvelle…

Ensuite, le type qui organisait en grande pompe cette nuit du rock locale annonça les Midnight ramblers.

À partir de cet instant, mes souvenirs devenaient moins précis. Nous fûmes projetés sur l’avant-scène et notre entrée fut pour le moins chaotique. Nous mîmes un paquet de temps à brancher nos instruments dans les amplis adéquats. Faisant face aux deux, trois cents spectateurs qui comblaient la salle, je m’apprêtai à attaquer les premiers accords. Le set était uniquement constitué de reprises des Stones, nous avions choisi la simplicité. Ouverture sur Honky tonk woman. Je n’avais cependant pas réalisé que j’allais devoir jouer seul les quatre premières mesures ! J’hésitai deux secondes. Un monde… Je n’entendis plus que mon cœur battre en désordre absolu et manquai me réfugier en coulisses, plantant net les copains. Néanmoins, sans trop savoir comment, les cinq cordes résonnèrent sous mes doigts. Bientôt le roulement des caisses vint m’épauler, puis la basse. Je me sentis de mieux en mieux, au point de recouvrer assez de lucidité pour chercher des yeux Béatrice dans le public. Mais avec l’éclairage, je ne distinguais pas plus de deux rangs de spectateurs. La seconde guitare nous rejoignit, à contretemps de la mienne, et nous éprouvâmes alors une telle joie à nous retrouver sur cette scène, que nous prolongeâmes l’intro plus que de mesure, ce qui irrita le chanteur. Lui, il avait hâte de nous entendre poser le break qui indiquerait son entrée en jeu. À bout de patience, il s’approcha de moi en me signifiant par moult mimiques qu’il était grand temps de lui laisser sa chance. Avec un sourire béat, je me retournai vers la section rythmique pour abréger son attente.

Après, tout passa très vite. Je ne me souvenais plus exactement des titres joués. Mémoire facétieuse…

Par contre, je me souvenais à la perfection de la nuit achevée entre les bras et jambes de Béatrice. Une nuit tendre et électrique.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... Icon_minitimeSeptembre 24th 2008, 21:15

12




- À qui tu penses ?

Le casque sur les oreilles, je n’avais pas entendu venir Nelly.

- Keith Richards, je finis par répondre.

- Barbara est rentrée ?

- Elle doit être dans sa chambre…

« Ça a marché ? » demandai-je ensuite, sachant que lorsqu’elle n’était pas à la maison à 17h30, c’était pour visiter un client et essayer lui faire signer un contrat.

- Non. J’ai fait vingt kilomètres et perdu une heure et demie pour rien…

- Hum… À voir… Et si c’était un beau jeune homme ? Les beaux jeunes hommes raffolent des femmes mûres !

Nelly haussa les épaules.

- Ton jeune homme a quatre-vingt-trois ans, un caractère de cochon et est sourd comme un pot !

Elle changea de ton :

- Tu as lu le courrier ?

Contrairement à moi, Nelly rentrait déjeuner chaque midi. Le soir, je trouvais le courrier du jour sur un coin du buffet bas de la salle à manger.

- Oui, pourquoi ?

Je ne me souvenais pas avoir remarqué quoi que ce fût dans ce courrier : un relevé de banque, une facture, une publicité de l’hypermarché… Pourtant, à la voix de Nelly, il me sembla que j’aurais dû.

- Il y avait une lettre importante ?

- Tu n’as pas vu le colis ?

J’écarquillai les yeux.

- Un colis ? Non.

- Alors attends ! Je vais te le chercher !

Elle se dirigea vers la maison. Je descendis du hamac et lui emboîtai le pas, intrigué par cette histoire de colis. Nelly se retourna, s’assurant que je la suivais. Parvenue à l’intérieur, dans la pénombre des volets maintenus clos pour lutter contre la canicule, elle me désigna un colis postal jaune pâle juste à côté des lettres, que je n’avais pas vu le moins du monde tout à l’heure. Il m’arrivait souvent de passer à côté des choses sans les remarquer.

- Vas-y, ouvre !

- C’est quoi ?

- Tu verras bien ! Attends-toi quand même à une surprise !

Comme toujours, je spéculai sur le contenu du paquet, essayant d’en deviner la nature. Là, il s’agissait d’un objet de taille modeste, léger, emballé dans le plus petit modèle de colis postal normalisé. Je le secouai : aucun son. Nelly s’impatienta :

- Ce que tu es énervant avec ta manie de vouloir à tout prix deviner avant d’ouvrir ! Tu te fatigues pour rien, mon pauvre : tu ne devineras jamais ! Allez ouvre, qu’on en finisse !

Je la regardai : ses derniers mots contenaient une sourde menace. Soudain inquiet, je me lançai dans l’extraction de la chose. Au premier coup d’œil, je le reconnus. Il ne pouvait que m’appartenir puisque c’était un modèle unique. Grâce à des feutres spéciaux, Nelly avait personnalisé certains de mes sous-vêtements, par ses soins estampillés Tumbling dice : deux joueurs qui lançaient les dés. Je soulevai mon caleçon, pincé entre pouce et index. Dire que je n’y comprenais rien aurait été faible. J’interrogeai Nelly du regard. Elle avait son petit sourire narquois qui signifiait « Ne la joue pas surprise-surprise, cette fois tu es pris la main dans le sac… » Je sentis la vacuité de toute tentative de disculpation. Et pourtant j’essayai de laisser paraître mon réel désarroi, sans tomber dans les mimiques, roulements d’yeux et autres outrances propres aux acteurs les plus ringards. Ce n’était pas facile ; c’était même bien au-delà de mes compétences. Même avec la conscience aussi blanche que la couleur de mon caleçon, je me sentis irrémédiablement coupable sous l’œil accusateur de Nelly. Elle me tendit une feuille de papier pliée en quatre.

- Trouve une explication d’ici demain matin. Moi, je sors… lança-t-elle. Et elle se dirigea vers la chambre, sans doute pour se changer. Je dépliai la feuille que Nelly m’avait tendue.

« Mon amour, je me suis dit que cela allait te manquer. J’ai hâte de sentir de nouveau en moi le contenu de ce caleçon. Béa. »

Impossible de m’en empêcher : je frappai le mur du poing gauche de toutes mes forces en poussant un cri rauque de fureur. Nelly repassa juste à ce moment, hautaine, me toisant en haussant les épaules.

- Où vas-tu ? je lui demandai en frottant mon poing endolori.

- Chez quelqu’un de plus fidèle. Et de plus calme aussi…

J’en restai abasourdi. Puis je m’écroulai sur une chaise, regardai le sang perler de mes jointures éclatées. Le mur face à moi portait la trace de mon coup de poing dérisoire. Je perçus alors le ronflement du moteur de la Fiat. Sortant enfin de ma torpeur, je voulus rattraper Nelly. Je déboulai juste lorsqu’elle franchissait le portail à reculons. Je trottinai à sa rencontre : elle accéléra dès qu’elle m’aperçut. Néanmoins, elle devrait bientôt freiner pour prendre le virage serré sur la gauche, à moins de cinquante mètres en contrebas de la maison. Je pris mon élan, piquai un sprint – j’en étais encore capable. Comme prévu, Nelly ralentit sèchement, amorça le virage au pas. J’arrivai à sa hauteur, dévalant la pente douce à grandes foulées. J’avais juste oublié que, moi aussi, je devais freiner pour tourner… À quelques secondes près j’aurais pu encore me rattraper à l’arrière du véhicule, mais je ratai ma cible d’un minuscule rien. La suite : un dessin animé, lorsque le chat imbécile lancé à la poursuite du canari comprenait qu’il se jetait tout droit dans la gueule du molosse. Même si aucune étincelle ne jaillit sous mes semelles, ce n’était pas faute de freiner des deux fers, les pieds en avant, le buste rejeté vers l’arrière, incliné à 45° (au moins). Hélas, mes talons dérapèrent sur les gravillons qui recouvraient la chaussée à cet endroit. Je perdis l’équilibre et tombai sur le dos, le coude droit amortissant la chute. Emporté par mon élan, je glissai ainsi sur un bon mètre, puis sortis de la route et commençai un roulé-boulé dans le pré. Je ne m’immobilisai qu’après plusieurs galipettes, face contre le sol, raclant la terre de mes ongles, ralentissant ma descente olympique de la pointe de mes chaussures. Levant la tête, je vis alors passer Nelly à quelques mètres de moi, hochant du chef derrière son volant, comme pour me reprocher une excentricité de plus. Et cette fois, je stoppai ma chute trop tôt : deux mètres de plus et je me serais retrouvé allongé en travers de la route, un lacet plus bas d’où je l’avais quittée en vol plané acrobatique bien qu’involontaire.

Nelly ne s’arrêta pas comme j’avais pu l’espérer un instant, un instant seulement. Je lui sus gré de ne pas klaxonner au passage. La Fiat disparût au virage suivant.

Je me posai deux questions :

Où Nelly pouvait-elle se rendre ?

Qu’allais-je faire ?

Je n’étais pas en état de répondre à ces questions sur l’instant. Je me contentai d’évaluer les conséquences de ma chute. Genoux, fesses, bras : en feu ; le reste : en compote. Prenant appui sur mes avant-bras, je me relevai et m’examinai. Jeans et tee-shirt en lambeaux, bons pour la poubelle. Aucune hémorragie en perspective : si je saignais des mains, des coudes et des genoux, c’était sans abondance. Je ressentis aussi comme le goût du sang dans la bouche. Toutefois aucune dent ne bougeait. Peut-être m’étais-je tout simplement entaillé la langue ? À première vue rien de cassé, donc. J’étais juste aussi ankylosé qu’un arbitre de boxe pris en sandwich sous les coups de deux prétendants au titre de champion du monde poids-lourds, mais je m’en tirais avec la seule promesse de beaux hématomes à venir, rien de plus.

Je réalisai alors que je tenais encore mon caleçon serré dans le poing gauche. À quel espèce d’instinct avais-je donc obéi pour le conserver ainsi malgré tout ? Ce détail si ridicule m’invita à penser que toute cette histoire ne serait peut-être pas si importante que ça. Comment Nelly pourrait-elle m’en vouloir après la désopilante cascade que je venais de lui offrir ? À l’instant même, j’en étais persuadé, elle devait encore mourir de rire derrière son volant.

Je remontai la pente avec précaution. Je n’avais tout de même pas l’intention de dégringoler une nouvelle fois, surtout sans spectatrice. Je parvins cahin-caha jusqu’à la maison et m’offris le réconfort d’un bain tiède.
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