J'ai écrit cette belle histoire d'amour alors que j'étais aux îles.
Coeur chaviré
Il dort paisiblement, la tête blottie dans le creux de l'épaule de Marianne. Elle aime cet instant privilégié du petit matin où elle peut le contempler à sa guise. Elle caresse sa joue et son menton osseux où la barbe est piquante. Attendrie, elle embrasse les paupières closes, fermées sur un univers bien à lui d'où elle se sent exclue. Furtivement, ses doigts glissent sur la bouche de son amant pour remonter vers la crinière argentée, douce et épaisse.
Ce que Marianne ressent pour cet homme est terriblement fort et pourtant, elle est toute mêlée. Elle ne sait plus que faire de ce sentiment.
Ils se connaissent depuis cinq ans. Depuis le début, tout les a séparés. Chacun vivait de son côté et ils s'observaient à la dérobée, l'un et l'autre. Elle admirait ce beau grand bonhomme aux cheveux argent, presque blancs, et aux doux yeux bleus. Il dégageait une telle joie de vivre! À ses côtés, Marianne se sentait femme et elle avait la sensation très nette que lui aussi aimait sa présence. Mais il n'osait s'avancer, elle était mariée.
Marianne venait parfois lui rendre visite et ils travaillaient ensemble dans son jardin. Chacun était troublé par la présence de l'autre mais aucun des deux ne se déclarait à cause des innombrables barrières qui se dressaient entre eux. Barrières sociales surtout.
Cela dura quatre ans. Quatre ans de regards furtifs mais devenant de plus en plus éloquents. Ils se comprenaient sans avoir à se parler. Marianne adorait son rire tandis que lui aimait, entre autres, son corps appétissant et ses yeux brillants. Il avait souvent envie de la prendre dans ses bras mais craignait l'imposant mari qu'il savait très jaloux. Quant à Marianne, elle aurait aimé se fondre dans ses bras, juste pour sentir sa chaleur et la douceur de ses mains calleuses.
Un jour, tout bascula dans la vie de Marianne. Elle divorça et déménagea. Mais même si elle s'éloignait physiquement de lui, elle continua à lui rendre visite de temps à autre.
Malgré tout ce qui les séparait, c'est pourtant vers lui qu'elle se tourna pour chercher un peu de tendresse.
Ils se plaisaient mutuellement depuis si longtemps que l'amour vint tout naturellement. Malgré les grandes différences de culture, d'éducation, et d'âge, Marianne se sentait bien avec lui. Mais pour combien de temps? Elle avait si peur de se tromper encore une fois, peur de s'engager dans une relation sans issue, peur de le décevoir. De plus, il y avait beaucoup de tendresse entre eux, mais pas de passion. Devait-elle privilégier la tendresse au prix de la passion? Enfin, lui était fils de la terre, très manuel, et elle plutôt cérébrale.
Il lui avait demandé plusieurs fois de venir habiter avec lui. Pour l'instant, elle allait dormir chez lui une fois par semaine. Qu'en serait-il si elle vivait avec lui à plein temps?
Toutes ces questions, elle se les pose en le regardant dormir. Elle l'aime plus qu'elle ne saurait le dire mais a peur que cet amour ne survive pas aux multiples contraintes qu'elle voit venir.
Pourquoi faut-il qu'il ait 64 ans et elle 42 ? Pourquoi est-elle née une génération après lui ?
Marianne doit-elle suivre son coeur ou sa raison ?
Coeur chaviré II
Il n'était pas censé y avoir de suite à "Coeur chaviré". Je n'avais pas l'intention d'en écrire une mais elle s'est imposée d'elle-même. Dans la chambre d'hôpital, Marianne est assise au chevet de Charles et le regarde tendrement dormir. Elle laisse ses pensées voguer très loin. Elle songe à toutes ces belles années passées près de lui à l'aimer, à le supporter, à être aimée aussi, comme si elle était la seule sur terre... Neuf ans... à faire mentir toutes les mauvaises langues qui prédisaient la fin prochaine de leur union, et cela dès le début.
Elle se rappelle le jour où, pour la dixième fois au moins, il lui avait demandé de venir habiter avec lui; il détestait tellement être seul, lui avait-il dit. Marianne avait hésité, avait demandé un temps de réflexion, puis avait décidé de plonger dans l'inconnu. Un inconnu fait d'incertitudes mais elle aimait tellement Charles qu'elle aurait accepté sa proposition même si la terre entière s'était liguée contre eux.
C'était un risque. Mais un risque calculé. Même si, à leur âge, les concessions ne sont pas toujours faciles à faire, ils étaient capables de faire des efforts pour que l'harmonie dure entre eux. Charles avait du mal à exprimer verbalement ses émotions. Mais Marianne avait appris avec l'expérience que le langage masculin était fait de mille et un petits gestes, parfois difficiles à décoder mais qui, souvent, remplaçaient les mots.
Le soleil s'était couché des centaines de jours sur leur amour. Ils avaient appris à vivre ensemble. Et à ne pas faire d'ombre à l'autre. Ils étaient comme deux cordes d'un violon qui vibrent de la même musique même si elles ne se touchent pas. Leurs âmes se comprenaient. Et, plutôt que de les éloigner, leurs différences les rapprochaient encore plus l'un de l'autre. Marianne était tellement heureuse qu'elle en venait à croire que la tendresse était le plus beau cadeau réservé aux gens d'âge mûr. Son tempérament passionné lui avait joué tellement souvent des mauvais tours que sa nouvelle vie avec Charles lui semblait une oasis de paix dans la tempête.
Mais le bonheur a parfois des ratés. Le coeur aussi. Charles avait fait sa première crise à l'âge de 71 ans, puis une autre un an plus tard. Il en était sorti affaibli mais pouvait encore être actif. Ils allaient encore marcher ensemble jusqu'à il y a un an, lorsque l'oedème pulmonaire s'en était mêlé. Marianne, qui travaillait à temps partiel, lui consacrait beaucoup de temps et il lui en était reconnaissant. Se sentant partir doucement, il avait besoin de sa présence.
Elle est là, près de son lit. Il a fait une autre crise hier. Les médecins disent qu'il n'en fera pas beaucoup d'autres. Elle lui prend la main, cette main calleuse qui sait se faire si douce. L'intensité de ce qu'ils ont vécu durant ces neuf années valait bien toute une vie ensemble. Elle attend qu'il s'éveille. Il va s'en sortir cette fois encore, se dit-elle.
Charles ouvre les yeux et lui sourit. Elle est soulagée. Ils échangent un baiser. La Vie leur laisse encore un peu de temps pour s'aimer.
Mars 31st 2008, 19:25
