Par-delà la mort
Il fait beau et la vie est belle, pense Lucie, en s'attaquant à la corvée qu'elle repousse depuis des mois. Elle doit décoller le vieux prélart de son plancher de cuisine et ce n'est pas tâche facile. Elle chantonne en travaillant tout en laissant voguer son esprit sur des flots de souvenirs. Il y a trois ans qu'elle habite cette maison, encore hantée par le fantôme de son vieil oncle, lequel lui a légué sa demeure par testament.
Elle aime ce lieu calme et paisible. Elle se souvient de la peine qu'elle avait ressentie lorsqu'on lui avait annoncé le décès d'oncle Léo, trouvé ici même, dans sa voiture, victime d'une crise cardiaque. C'était un homme très solitaire, paranoïaque à l'extrême, et terriblement angoissé. Il avait vécu 33 ans dans cette maison, toujours seul à l'exception de quelques chiens qui s'étaient succédés avec les années. Personne n'était au courant de son passé. Lucie était la seule personne dont il supportait l'affection et, hormis la jeune femme, personne n'allait le voir.
Lucie s'acharne sur ce vieux plancher depuis déjà deux heures. Elle est maintenant à l'étroit à l'intérieur du placard à balai, dans une position inconfortable et suant à grosses gouttes.
Elle se souvient qu'à son arrivée dans la vieille maison, elle avait trouvé une enclume, par terre, dans ce placard. Elle s'était posée beaucoup de questions sur la présence de cet objet, inusité dans ce lieu, mais n'avait jamais pu élucider le mystère.
Une araignée surgit soudain devant sa main. Lucie pousse un cri, se relève brusquement et va chercher le balai pour la tuer. Elle a une peur bleue des araignées depuis qu'elle est toute petite, une peur qui frise la panique.
Elle se souvient de la période sombre qui avait précédé de quelques mois la mort de son vieil oncle. Il était devenu encore plus taciturne et semblait redouter quelque chose. Il s'était même débarrassé de son chien sans vouloir donner la raison à Lucie.
«On ne saura jamais ce qui se passait dans ta tête, oncle Léo», se dit-elle, en grattant les résidus de colle sur le plancher. Puis, elle remarque un détail qui l'intrigue. On dirait que la surface des planches a déjà été coupée, formant un carré. Le tout est si discret que ça ne se voit presque pas.
«Si c'était une trappe, il y aurait un anneau ou une poignée, songe Lucie. Avais-tu un secret, oncle Léo ?»
Curieuse, elle va chercher une grosse barre à clous avec l'intention de vérifier si c'est une trappe. À son retour, elle voit, horrifiée, plusieurs araignées sur le plancher du placard à balai, comme si elles l'attendaient. Elle se demande ce qui se passe. Jamais elle n'en a autant vu dans cette maison !
Après s'être débarrassé des bestioles indésirables, Lucie entreprend d'ouvrir ce qui lui semble bien être une trappe. C'est difficile mais elle s'entête et ses efforts sont enfin récompensés. Une partie du plancher se soulève.
«Ouf, ça sent le renfermé là-dedans» dit-elle. À plat-ventre sur le bord du trou, elle essaie d'évaluer, à l'aide d'une lampe de poche, la grandeur du compartiment sous le plancher. Il lui semble que c'est assez grand et assez haut pour marcher plié en deux.
Une crainte lui traverse soudain l'esprit : les araignées ! Y en a-t-il dans ce trou ? Puis : «Non, il ne peut pas y en avoir, elles n'auraient pas de nourriture.»
Sa curiosité étant plus forte que tout, Lucie s'asseoit sur le bord de la cavité et y pénètre...
«C'est plus grand que je ne le croyais, pense-t-elle, en balayant les lieux avec le faisceau de sa lampe. Ouf ! Quelle poussière ...» Elle avance à quatre pattes parce que c'est plus facile que courbée en deux. À mesure qu'elle progresse, la pièce secrète devient peu à peu un couloir, pas très large.
Elle ne voit plus la lumière de l'entrée. N'ayant jamais été claustrophobe, elle ne comprend pas l'obscur sentiment de danger qui l'envahit soudain. Son angoisse augmente de minute en minute. Mais, alors qu'elle se prépare à écouter son instinct et à retourner là-haut, elle met inopinément la main sur quelque chose de mou. «Un morceau de guenille», se dit-elle. Elle l'éclaire et pousse un cri : deux orbites vides la fixent dans l'obscurité.
Horrifiée, Lucie se retourne pour fuir cette vision de cauchemar. Mais elle ne franchit que quelques mètres. À la lueur de la lampe, elle voit quelque chose de plus abominable encore : des milliers d'araignées qui lui barrent la route vers la trappe. Terrorisée, elle retourne vers le squelette qui lui semble plus rassurant.
«Ainsi, tu avais un secret, oncle Léo», pense-t-elle.
Elle entend tout à coup marcher au-dessus de sa tête...
Lucie se met à hurler mais en vain. La personne là-haut ne réagit pas. Elle se souvient d'avoir verrouillé la porte, alors qui cela peut-il être ?
Les heures passent. Les araignées ne s'approchent pas. On dirait qu'elles sont là seulement pour monter la garde. Lucie songe à toutes celles qu'elle a vues dans l'après-midi sur le plancher de la cuisine. Étaient-elles là pour la dissuader d'ouvrir la trappe ?
La jeune femme a faim et soif. Et elle entend toujours quelqu'un marcher dans la cuisine...
Elle se sent fatiguée mais résiste au sommeil. La peur de mourir dans ce trou l'obsède. Elle pense à son oncle qui était si paranoïaque. Elle devine qu'il a commis un meurtre qu'il croyait n'être jamais découvert. Et elle a eu le malheur d'ignorer ses avertissements.
«Oncle Léo, crie-t-elle, je sais que c'est toi ! Je regrette d'avoir percé ton secret. Je ne le dirai à personne ! Rappelle ton armée, laisse-moi sortir !» implore-t-elle en pleurant.
Un grand rire lui répond tandis qu'une voix d'outre-tombe lui lance : «Je ne fais confiance à personne, pas même à toi Lucie.»
Épouvantée, elle continue à le supplier mais les araignées se rapprochent. Elle tente de s'enfuir du côté opposé mais se heurte bientôt à un cul-de-sac. Elle revient près du cadavre, comme pour y chercher un peu de réconfort.
Subitement, sa lampe s'éteint.
«Noooon !!! hurle Lucie. Pas ça ! Oncle Léo, tu étais si gentil... Comment peux-tu me faire ça ?»
Et elle retourne au fond du couloir pour retarder l'inévitable. Inexorablement, les araignées se rapprochent...
La jeune femme tombe alors dans une bienheureuse inconscience qui la libère de toute cette horreur. Mais avant de sombrer dans la nuit, elle entend, comme dans un mauvais rêve, le bruit d'un objet lourd qu'on traîne sur le plancher de la cuisine... Et comprend, dans une dernière seconde de conscience, que l'enclume s'en va reprendre sa place...