Voici une petite histoire inspirée d’une anecdote authentique. La personne qui me l’a racontée a été témoin de cette scène cocasse, mais ne l’a pas considérée avec les mêmes yeux que tout le monde autour d’elle. Une journée comme les autres dans le métro de Montréal. Dehors, il fait beau, mais sous terre, l’atmosphère est toujours la même, grise et terne. Les gens se dépêchent, ne se regardent pas, ne se parlent pas ; ils essaient d’éviter tout contact physique avec les autres. Chacun est dans sa bulle. Ils ne se connaissent pas et ne veulent pas se connaître non plus. Chaque individu représente un danger potentiel pour ses semblables : on peut se faire insulter ou, pire encore, agresser. Tous se protègent en ne croisant jamais le regard d’autrui. L’anonymat semble essentiel pour la survie.
Un musicien se démène dans un des couloirs pour attirer l’attention de la foule. Certains lui jettent distraitement quelques sous, sans lui accorder un regard, ils sont si pressés. On dirait un troupeau d’automates courant vers on ne sait quelle destination, dans on ne sait quelle dimension.
Mais voici tout à coup une bouffée d’air frais dans cette morne grisaille. Une jolie brunette d’environ vingt-cinq ans vient d’emprunter le corridor menant au métro. Grande, élancée, elle ne semble pas pressée comme les autres. Elle a la démarche tranquille d’une personne qui ne ressent pas d’urgence. En passant devant le joueur de flûte, elle s’arrête pour lui faire cadeau d’un sourire lumineux tout en lui laissant une petite pièce qui avait évidemment été préparée à son intention. Continuant son chemin, elle observe les gens avec intérêt, sans gêne aucune. Il est évident qu’elle n’est pas citadine de naissance et que la méfiance ne l’habite pas.
Quand le métro s’arrête, elle entre et choisit une place, calmement, sans bousculer personne. Sortant un livre de son sac, elle s’apprête à passer un bon vingt minutes en compagnie de son auteur favori.
Deux stations plus tard, alors que le métro est déjà plein, la porte s’ouvre et Julie fronce le nez en reniflant une odeur désagréable. Levant à peine les yeux de son bouquin, elle voit six grosses bottes et entend des propos pas très élégants. Les yeux baissés sur son livre, elle observe,sans en avoir l’air, les nouveaux venus.
Les trois voyous sont debout, comme beaucoup d’autres personnes. Ils parlent fort, utilisant un langage assez coloré, destiné à scandaliser. Les autres voyageurs sont mal à l’aise, se font de plus en plus petits.
Puis, l’un des jeunes lève sa chemise et commence à se gratter frénétiquement l’abdomen: «Je croyais avoir réussi à m’en débarrasser, dit-il à ses deux camarades, mais ils sont toujours là !» Et, saisissant entre deux doigts ce que tout le monde croit être un pou, il le lance à la volée.
Julie lève alors la tête pour savourer le spectacle : la foule située autour des garçons se tasse instantanément le plus loin possible d’eux ; même les gens assis vont s’installer plus loin.
Julie a très envie de rire en voyant à quel point la tactique a réussi. Les jeunes punks sont maintenant assis confortablement sur des bancs.
La jeune femme continue de lire, comme si elle n’avait rien vu. Ces petits coquins voulaient des places assises, ils les ont obtenues. Tout le monde a peur d’eux mais Julie sait qu’ils sont malicieux, pas méchants. Cette façon de s’emparer des places était effrontée, bien sûr, mais tellement imaginative ! Et Julie trouve cela encore plus drôle lorsqu’elle s’aperçoit que la plupart des occupants de son wagon se grattent la tête comme des enragés à la sortie.
Capucine