Nouvelle : "Au mess"

Lui et moi, on bosse dans la même firme, et ce depuis tant d’années que j’en ai perdu le compte. C’est dire si on devrait se connaître ! Eh bien non, ce n’est pas vraiment le cas… Quand nous nous croisons, c’est au mess, pour un repas, frugal pour lui, détendu pour moi… À chacun sa nature, et il est plutôt anxieux, le pauvre mec. Faudrait qu’il décompresse, c’est ce que je lui dis toujours, mais mes remarques bien intentionnées tombent dans le vide.

Au début, je ne pouvais pas le sentir et c’était réciproque. Imaginez un vieux schnok mal sapé, la barbe hirsute… Rien que de le voir, j’en attrapais des boutons et il fallait que je me précipite aux toilettes du personnel, histoire de vérifier mon brushing et de m’asperger d’Eau Sauvage. Je suis beau gosse, soigné et tout, et moi, les hippies genre “juif errant et pâtre grec ”, hou !
Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le big boss l’a autant à la bonne, c’est même son chouchou, eh oui ! Le hippie travaille à l’étage supérieur de la boîte et moi, au niveau – 3. Notez que mon job me botte, je rigole certainement plus que l’autre zèbre qui passe son temps à examiner des candidatures, à faire passer des examens d’entrée… Barbant, non ? Moi, je suis aux archives, peinard, avec un personnel joyeux drille. On se marre bien, et mine de rien, mon service roule ! Aucun accroc, du rendement, les chiffres sont là pour le dire. Le boss le sait : impossible de me saquer, je suis comme la reine d’Angleterre, indétrônable ! Et appuyé par les syndicats !

Il m’est arrivé d’y faire un tour, à l’étage supérieur, rien que pour zyeuter… Eh bien, c’est à chialer d’ennui ! Des couleurs fades, du tapis plain beigeasse, une musique d’ambiance déprimante… Pas étonnant que le pauvre couillon tire une gueule d’enterrement, à force de passer son temps là-dedans.

Alors, vu que non seulement je suis beau gosse, mais aussi bon zigue, j’ai décidé de faire quelque chose pour lui. Le voilà qui entre au mess et s’installe à sa place habituelle, contre le mur du fond. Moi, désinvolte, je m’assieds en face de lui et lui demande gentiment des nouvelles de sa santé.
— Oh, des petits problèmes de tension, d’ulcère à l’estomac… Permettez, Lou ? Je prends mon comprimé.
— Un comprimé, non mais, ça va pas, Simon ? Prenez plutôt une bonne bière… Allez, je vous l’offre !
— Une bière, vous croyez ?
— Et comment !
Deux ou trois Morts Subites plus tard, il est visiblement moins coincé, et moi, j’ai fait ma B.A. Il se hasarde même à me parler de son boulot, c’est une première.
— Je suis bien embêté, Lou, une petite a posé sa candidature pour travailler à l’étage, mais j’hésite, j’hésite…
J’émets un petit bruit d’encouragement.
— Le fils du boss me la recommande chaudement… Je crois même qu’il y a eu quelque chose entre eux. Figurez-vous qu'il m'a dit qu'il la connaissait bien, et moi, quand je pense au sens biblique du terme, ça me met un peu mal à l'aise... C’est justement pour ça que j’hésite.
— Allons, Simon, voyons ! N’allez pas jouer les pères-la-vertu ! Dans la vie, il faut aussi rigoler, que diable !
Il se raidit. Peut-être que j’aurais dû y aller mollo.
— Enfin, je veux dire, un joli sourire, ça met du soleil au cœur, pas vrai ? Elle est aussi b… heu, séduisante que ça, cette petite ?
— Madeleine ? Je ne sais pas…
Là, je manque en tomber de ma chaise. Il ne sait pas !
— Elle n’a pas très bon genre, vous savez…
Je frétille. Moi, c’est justement le genre “pas bon genre” qui me botte le plus.

Ce qui m’étonne, c’est que le fils du boss… On en apprend tous les jours dans la vie. Voilà un mec à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession… À qui se fier ?

— Allez, Simon, je vais être bon pote : si cette petite vous turlupine tant que ça, vous pouvez me l’envoyer faire un stage au – 3, je vous dirais sincèrement ce que j’en pense…
— Vous feriez ça pour moi ?
— Et comment, Simon, et comment ! Allez, encore une petite bière ?
— Je ne sais si ce serait bien raisonn…
— Allons, allons ! Ne soyez pas timide !
Un peu plus tard…
— Vous savez, Lou, je ne vous voyais pas comme ça…
— Ben non, j’m’en doute, Simon ! Les gens ont des préjugés contre ceux qui triment au sous-sol… Et pourtant, on est comme tout le monde, hein ? Allez, il est l’heure de la reprise, ça ira ?
Il se lève, avec un brin d’hésitation. Obligeamment, je lui offre mon bras pour le reconduire à l’ascenseur.
— Merci, vous êtes bien bon. La prochaine fois, c’est moi qui vous invite !
— Je suis d’accord, mais quand même : il ne dira rien, le boss, s’il venait à savoir ?
Il fait un grand mouvement de manches : « Ne vous inquiétez pas, après tout, moi aussi je suis syndiqué ! Et puis, on sait que vous n’avez que de bonnes intentions. »
Nous rigolons de concert et nous quittons, enchantés l’un de l’autre.

En regagnant le niveau – 3 où je règne en incontesté monarque, je me surprends à en examiner le pavage.
J’espère quand même qu’il ne se sera pas cassé la g… en arrivant au septième ciel où il officie, ce pauvre Simon Pierre.

J’en serais bien marri, foi de Lucifer !
Ou Lou, si vous préférez…