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 La tanne froide. Philippe P.

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Diane
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MessageSujet: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:20

Un autre polar de Philippe P. (Lallokukpa)

1



La file de randonneurs s’étirait. Joseph attendit que tout le groupe le rejoigne au bord de la Tanne Froide. Situation classique : tandis que ceux que Joseph appelait « les chiants » tardaient à s’agréger, ne laissant échapper aucune occasion pour musarder - comme contempler un vol de merles quelconques ou photographier n’importe quelle fleur avec explication détaillée du rapport focale/vitesse d’obturation utilisé - ceux qu’il surnommait « les fayots » le harcelaient de questions aimables, avec le seul souci de montrer au groupe ainsi qu’à eux-mêmes combien ils étaient plus proches du guide que du touriste lambda. Joseph connaissait les réponses à leurs questions. Joseph était guide depuis plus de quinze ans ; ici, dans les Bauges. Joseph aimait malgré tout son métier. Pour les sentiers qu’il parcourait, non pour les gens qu’il y emmenait, à de rares exceptions près ;
Les randonneurs se répartirent autour d’un filet de protection en plastique orange. Joseph expliqua ce qu’était une tanne. Il expliqua comment et pourquoi le massif du Margériaz était truffé de ces gouffres profonds et étroits.
- Vous comprenez maintenant pourquoi les tannes sont balisées et protégées par un filet !
Chacun hocha la tête. Quelques appareils photos cliquetèrent.
- Et quelle est la profondeur de celle-ci ? demanda un fayot.
- A peu près quinze mètres… La lumière n’y pénètre jamais jusqu’au fond… En faisant très attention, vous pouvez vous pencher et voir qu’il y subsiste de la neige…
L’ensemble du groupe progressa d’un pas en direction des parois du gouffre. Frissons et sifflets saluèrent la présence effective de neige quinze mètres plus bas.
- On dirait qu’il y a quelque chose accroché à la paroi ! lança la compagne du fayot précédent.
Joseph jeta un regard à la jeune femme brune ; puis un regard vers l’endroit qu’elle désignait.
- Ça ressemble à un vêtement, renchérit la femme. Rouge !
Joseph fronça les sourcils.
- En effet… Rouge… Une écharpe, peut-être…
Quelques appareils photos chuintèrent.
- Bon, on continue ? invita Joseph.
Le groupe se remit en marche. Les chiants derrière, les fayots devant, sur les talons de Joseph. Comme à l’école. Joseph avait un temps envisagé d’être professeur de SVT. Il y était presque parvenu : quand il s’agenouillait devant une fourmilière d’un mètre de haut, qu’il enfonçait son thermomètre à l’intérieur pour démontrer que la température y était d’une fraîcheur constante, que sa main affolait les insectes pour leur faire projeter leur acide formique et qu’il présentait cette main sous les narines des randonneurs, les fayots jouant des coudes au premier rang, les cancres se tirant le portrait adossés aux épicéas, Joseph s’imaginait bien au milieu de sa classe…
Joseph emprunta un raccourci afin d’écourter la randonnée. Personne ne s’en aperçut. Une heure plus tard, ils étaient de retour à leur centre de vacances. Joseph ne s’attarda pas. Il grimpa dans son antique 4L. Direction la gendarmerie. Ce vêtement rouge au fond de la tanne l’intriguait. Cette écharpe rouge l’inquiétait.
Le lendemain matin, les gendarmes établirent que l’étoffe appartenait à Sylvie Fournieux.
Le corps de Sylvie Fournieux fut extrait de la Tanne Froide vers onze heures.


Dernière édition par Diane le Octobre 6th 2008, 13:36, édité 1 fois
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Diane
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:21

Calme plat. Le commissaire Vincent Erno avait expédié quelques paperasseries administratives dès la première heure. Ensuite plus rien. Erno avait ouvert sa fenêtre sur une matinée estivale prometteuse. Au-delà les toits de Chambéry, il apercevait les sommets dégagés.
Erno s’était offert un nouveau tour du commissariat, avec arrêt prolongé devant le distributeur à café. Seul. Il ne savait pas ce que pouvaient fabriquer ses inspecteurs et leurs hommes, mais aucun n’était venu pointer son nez à sa rencontre.
Erno était retourné dans son bureau. Il avait sorti d’un tiroir un album consacré à l’œuvre du peintre Egon Schiele, ainsi qu’une pochette de feuilles Canson et du matériel léger de dessin ; crayons, pinceaux et encre de Chine, gomme. Lorsqu’il avait du temps devant lui - ce qui lui paraissait le contraire d’avoir du temps à perdre – Erno aimait copier les nus d’Egon Schiele. Lorsqu’il copiait les nus d’Egon Schiele, les pensées d’Erno s’accrochaient aux modèles du peintre, aux émotions qui pouvaient les gagner, à poser grandes ouvertes et le regard arrogant pour un homme dont l’art nerveux les surexposait sans artifice. Qui étaient ces femmes, hormis celles dont Schiele avait partagé la vie – pour oser ainsi se dévoiler ? Erno aurait payé cher pour savoir. Tout ce qu’il savait, c’est qu’elles n’avaient rien à voir avec les filles des magasines actuels. Elles étaient différentes, il en était convaincu. Sinon, cela revenait à comparer Schiele au premier photographe venu de Bust Buzen.
La porte s’ouvrit soudain. Sous la surprise, la main d’Erno décrivit une courbe involontaire. Sa copie du « Nu au coussin vert » s’en trouva biffée d’incarnat.
- Commissaire, on a un nouveau meurtre !
- Qui ça « on », Roque ? demanda Erno au brigadier.
Le policier demeura hébété, à tâcher de comprendre la question de son supérieur.
- Roque, « on » est un pronom indéfini… Dans la phrase qui nous intéresse, qui – précisément – a un nouveau meurtre ?
Roque hésita. Roque essaya un « nous ? »
- Parfait ! Donc, la phrase correcte est…
- Commissaire, nous avons un nouveau meurtre ?
- Et si vous en veniez aux faits, Roque, au lieu de me faire perdre mon temps avec votre grammaire relâchée…
Le brigadier tendit un rapport de deux pages. Erno le parcourut puis demanda :
- Des précisions ?
- Non, commissaire.
- Alors, allons chez le légiste découvrir cette Sylvie Fournieux.
Traçant son chemin à travers le commissariat, horizontalement puis verticalement, le commissaire Vincent Erno songeait qu’il exagérait envers Roque. Certes ce dernier n’avait pas inventé la machine à cambrer les bananes, mais était-ce une raison valable pour qu’il devienne son souffre-douleur ? Et était-ce bien malin ? Promu à Chambéry en mars 2008, devait-il reporter sur son subalterne la déception d’avoir opéré un mauvais choix en acceptant ce poste trop tranquille ? Encore que. Deux cadavres venaient d’y être découverts en moins de quinze jours. Le premier était celui d’un touriste, victime d’une agression nocturne. Le second était celui de cette Sylvie Fournieux.
- J’y pense, Roque : vous voudrez bien me dégoter dans nos statistiques la fréquence moyenne des affaires criminelles du ressort de Chambéry ? Ainsi que le plus petit écart entre deux affaires, pour voir si nous ne sommes pas en train d’établir un record !
Roque soupira. Il commençait à en souper, des idées du nouveau patron…
Erno poussa la porte de la morgue. Le légiste fumait une cigarette. Le légiste invita Erno et Roque à le suivre jusqu’à la table où reposait Sylvie Fournieux.
- Alors ?
- La mort remonte au 30 juin, ainsi que l’atteste le dateur de sa montre retrouvée brisée.
Le légiste pointa l’index vers l’arrière du crâne :
- On l’a assommée puis bâillonnée, à l’aide de ses chaussettes.
Il promena sous le nez d’Erno une cuvette dans laquelle baignaient deux chiffons. Erno convint que cela avait pu être des chaussettes.
- Ces dernières étaient enfoncées dans sa gorge. Ce qui explique leur état. Cependant, l’asphyxie n’est pas la cause directe de la mort. La victime a été balancée vivante au fond de la tanne. Vivante bien qu’inanimée. Et malgré une chute de quinze mètres ayant provoqué multiples fractures et contusions, il est supposable qu’elle a survécu.
Erno l’interrogea du regard.
- Je fonde cet avis sur l’examen de ses mains.
Erno examina les mains de Sylvie Fournieux : les doigts n’étaient que bouillie.
Le légiste continua :
- Je crois – je peux presque dire : je suis sûr – qu’elle a essayé d’escalader la tanne pour en sortir… Malgré une double fracture du bassin… Et le plus extraordinaire, c’est qu'il semble, d’après les premiers relevés topo, qu’elle soit parvenue à grimper sur près de deux mètres…
Erno se pencha sur le visage de la jeune femme. Son courage lui évoqua celui de l’ex-compagne de son frère : Claire Lucenec. Claire qui végétait en établissement psychiatrique pour avoir été trop courageuse ; pour ne s’être pas soumise devant l’horreur.
Combien de temps Sylvie Fournieux avait-elle assisté à sa mort avec les forces entières de sa vie ?


Erno quitta la morgue. Retour à son bureau. Il attendit le rapport définitif du légiste, ainsi que celui de l’inspecteur dépêché sur les lieux de la découverte du corps. Il consacra cette heure d’attente à la belle-sœur d’Egon Schiele.
Roque lui amena les rapports. Erno les étudia avec minutie. Il nota qu’un chèque avait été retrouvé dans les poches de la victime. Mais le séjour prolongé au fond de la tanne humide avait délavé toute encre du document. Erno se voulut optimiste : le labo en tirerait peut-être quelque chose par des examens complémentaires…
Délaissant ses crayons, Erno s’abîma ensuite en ses pensées jusqu’à l’heure du déjeuner.


Dernière édition par Diane le Octobre 6th 2008, 13:37, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:21

Le Dauphiné ; édition du 15 juillet 2008 ; page 4 : annonce de la mort de Sylvie Fournieux. La nouvelle consterna tous ceux qui la connaissaient. La nouvelle troubla plus particulièrement cinq personnes. Cinq personnes qui aussitôt se mirent à évaluer les risques de voir la police remonter jusqu’à eux.



***



Jean-Louis Pécloz ôta ses chaussures avant d’entrer. Lucie lui menait une guerre sans répit à ce propos. Jean-Louis balança son sac à dos dans un coin du salon. Il revenait d’une aquarando dans le nan d’Aillon. Un groupe de touristes ordinaires. La routine : ballade les pieds dans l’eau ; quelques plongeons dans des bassins d’eaux dormantes ; quelques glissades sur des rochers moussus que l’érosion avait rendus comme moelleux. Jean-Louis était content d’être de retour de bonne heure pour dîner. Cela n’arrivait pas si souvent.
Après quelques minutes, il fut surpris de ne pas voir survenir Lucie. Jean-Louis cria :
- Je suis là !
Une voix lui répondit depuis le fond du jardin.
- Je rentre le linge…
Jean-Louis se leva. En chaussettes, il rejoignit Lucie devant le fil à linge. Elle avait presque terminé. Ne subsistait sur l’étendoir que deux soutien-gorges et une petite culotte. Jean-Louis en fut ému. Voir les dessous de sa femme séchant à la vue de tout un chacun le troublait toujours. Il embrassa Lucie dans le cou. Puis l’aida à porter la bassine de linge propre et sec jusqu’à la buanderie.
Jean-Louis vint ensuite s’emparer d’une bière au réfrigérateur. Il s’assit à la table de la cuisine, dévissa la capsule de sa bière et l’entama au goulot. Le courrier du jour l’attendait sur un coin de la table, à côté du Dauphiné. Il négligea factures et publicités pour entamer la lecture du quotidien ; les pages sportives en premier. Le Tour de France en occupait la presque totalité des colonnes. Il feuilleta le journal. Ses yeux tombèrent sur l’article relatant la mort de Sylvie Fournieux tandis qu’il buvait une gorgée de bière au goulot. L’amertume de celle-ci s’accentua aussitôt. Jean-Louis reposa la bouteille. Jean-Louis s’absorba dans la lecture du court récit intitulé « Découverte macabre à la Tanne Froide ». Jean-Louis eut l’impression que son cœur se chargeait de plomb.
- Tu en fais une de ces têtes !
Lucie se pencha pour embrasser Jean-Louis. Elle se lava les mains sous le jet d’eau froide qui décrivit un cercle d’écume sur la pierre à eau. Jean-Louis se ressaisit :
- La fatigue, rien de plus. Je dois m’être enrhumé pendant l’aquarando…
- Pour un guide, tu la fiches mal ! Où as-tu mis tes chaussures ?
- Je les ai laissées dehors, ne t’en fais pas…
Ravie de cette bonne nouvelle, Lucie s’installa sur les genoux de Jean-Louis. Elle songeait à faire l’amour depuis le début de l’après-midi. Dans ces instants-là, Lucie était irrésistible. Jean-Louis se laissa faire ; participa de son mieux.
Jean-Louis logea Sylvie dans un coin obscur de son cerveau pour le restant de la soirée. Sylvie s’en délogea d’elle-même la nuit venue, lorsque Jean-Louis éteignit sa lampe de chevet. Lucie dormait depuis une demi-heure. Jean-Louis demeura éveillé jusqu’aux premières heures, à envisager les conséquences de la mort de Sylvie.


Dernière édition par Diane le Octobre 6th 2008, 13:39, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:22

Jacques Pécloz lut l’article sur la mort de Sylvie Fournieux avec huit heures d’avance sur son fils Jean-Louis.
Il avait pour habitude de lire son journal au retour de sa ballade matinale. Guide de randonnée à la retraite, Jacques portait beau sa soixantaine. Levé tous les matins à cinq heures, sa journée débutait par un bol de café noir pris au saut du lit. La cafetière programmable, cadeau de sa fille Delphine pour le dernier Noël, lui offrait pleine satisfaction. Puis, le bol mis à tremper dans le lave-vaisselle, Jacques Pécloz fourrait dans ses poches un morceau de tomme des Bauges, remplissait sa gourde d’eau fraîche et, par des sentiers bien souvent de lui seul connus, il cheminait deux heures durant, sous la Dent de Rossanaz ou en forêt de Margériaz. Parfois, se sentant moins en jambe, Jacques Pécloz se contentait de suivre le nan d’Aillon dans son étroite vallée.
Le 15 juillet 2008, Jacques Pécloz prit la direction de la Combe du Cheval dès la sortie d’Aillon-le-Vieux. Jamais, il n’empruntait vers Aillon-le-Jeune, distant de quatre kilomètres, là où résidait son fils Jean-Louis. Il ne savait pourquoi ; c’était ainsi. Comme à l’habitude, il acheta au retour Le Dauphiné, le pain et son tabac chez Jeannot, l’unique commerçant du village dont la boutique tenait de la caverne d’Ali-Baba.
Rentré, il s’attabla. Saucisson, tomme et verre de mondeuse. Yvette s’activait dans la chambre. Levée peu après le départ de son mari, elle prenait soin de lui laisser la cuisine libre à son retour. Elle passait l’aspirateur ; Jacques soupira à chaque impact de l’engin contrer les plinthes.
Il n’ouvrait le journal qu’une fois avalé son casse-croûte. Il écartait les miettes de la toile cirée, se bourrait une pipe. La première bouffée lui ouvrait une sorte de mystérieux droit à s’informer de la marche du monde et du canton. Surtout du canton.
Ce 15 juillet 2008, Jacques Pécloz ne fut pas déçu. La lecture de la page 4 lui fit échapper sa pipe sur son pantalon, un treillis hors d’âge que Jean-Louis lui avait ramené de son service militaire. Le tissu se noircit avant que Jacques ne réagisse. Il était rare qu’il perde ainsi ses esprits.
La police avait trouvé le corps sans vie de la « petite » au fond de la Tanne Froide.
Tout au long de la journée, Jacques Pécloz fut tout entier préoccupé par la mort de Sylvie Fournieux. Il déjeuna à peine ; ne parvint pas à faire la sieste ; manqua renoncer à sa partie de cartes chez Tonton-la-Violette (ainsi nommé pour sa couperose exubérante).
Yvette trouva son mari d’humeur inquiétante.
Tout au long de la journée, Jacques Pécloz se demanda comment Jean-Louis encaisserait la nouvelle. Il s’inquiéta aussi des possibilités qu’avait la police de remonter jusqu’à lui.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:23

Pour Daniel Tardivel, l’annonce fut brutale.
Ruffin et Couarel entrèrent tout excités dans son café sur les coups de 7 heures. L’établissement était désert. Ils brandissaient l’un et l’autre leur journal et interpellèrent le patron.
- Tardivel ! Tu as vu ? La « petite » est morte ! Toi qui nous disais qu’elle avait pris des vacances !
Tardivel connaissait de longue date les deux employés municipaux. Même s’ils avaient le goût matinal pour le blanc sec, ils n’étaient pas du genre à blaguer avec ces choses-là.
- Qu’est-ce que vous racontez les gars ?
- La vérité pur jus ! Tu n’as pas lu Le Dauphiné ?
Il était trop tôt. Tardivel feuilletait le quotidien vers les 10 heures. Et, bien souvent, il s’en dispensait tant ses clients en avaient commenté l’essentiel au comptoir.
Couarel lui tendit le sien :
- Lis ! Page 4…
Tardivel lut. Tardivel jura entre ses dents.
- C’était une chouette fille, commenta Ruffin.
- Si je tenais le salaud qui a fait ça ! s’emporta Couarel. Croyez-moi : couic ! précisa-t-il en se passant le pouce sur la gorge.
- Faut pas dire des choses pareilles, tenta de la calmer Tardivel.
- Ah ! Monsieur est généreux ! Monsieur donne dans l’humanisme ! Mais qu’est-ce que tu crois ? Imagine qu’on retrouve le type qui a fait ça : qu’est-ce que ça va donner ? Ils vont le condamner pour dix ans et au bout de cinq, il sera relâché pour bonne conduite ! C’est ça la justice aujourd’hui, mon vieux !
- Tu exagères, Couarel.
- Peut-être. On en reparlera. En attendant, sers-nous un verre.
Tardivel remplit deux ballons de blanc sec. Ruffin et Couarel les vidèrent d’un trait, avec un bruit de succion qui dégoûtait toujours Tardivel. Un client entra, commanda un « petit noir » et s’installa à une table au fond de la salle. Ruffin revint à l’affaire :
- Depuis combien de temps elle travaillait ici, la « petite » ?
Tardivel décompta à voix basse.
- Trois ans. Elle était arrivée pendant l’été 2005.
- Et elle avait quel âge ?
- Elle allait sur ses vingt-cinq…
- Tu ne trouves pas ça bizarre, toi, qu’elle t’ait dit partir en vacances et qu’on la retrouve morte à seulement vingt kilomètres d’ici ?
Tardivel grogna. Tardivel espéra de toutes ses forces ne pas laisser paraître son trouble : les vacances de Sylvie, c’était une invention à lui. Il avait balancé ça aux clients étonnés par l’absence de sa serveuse. Un réflexe stupide. Une connerie qui pouvait à présent se retourner contre lui. Pour preuve : son mensonge l’embarrassait déjà face à Ruffin et Couarel. Qu’est-ce que ce serait devant la police ? Car nul doute que la police viendrait l’interroger.
- En tout cas, dit Couarel, j’en connais un qui ne doit pas en mener large, à l’heure qu’il est !
- De quoi tu parles ? souffla Tardivel, la voix blanche.
- Pas de quoi : de qui ! De celui qui fricotait avec la « petite »… Je ne balancerai pas son nom, mais je l’ai bien reconnu un soir d’il n’y a pas si longtemps…
- Tu parles trop ou pas assez, grommela Tardivel. Tu parles sans savoir…
Ruffin sentit qu’il était temps de s’interposer ; calmer le patron et son collègue. Ruffin tapota le cadran de sa montre et l’agita sous le nez de Couarel. Ça voulait dire qu’il était l’heure de retourner au dépôt.
En sortant, Ruffin lança un clin d’œil à Tardivel, comme pour lui dire de ne pas faire trop attention aux propos de Couarel.
Tardivel rinça les verres. A cet instant seulement, il remarqua le regard insistant du client au fond de la salle. Tardivel le connaissait de vue. L’homme venait deux à trois fois par semaines depuis quelques mois.
Dominique Saint Calais se leva, plia son journal en quatre, déposa une pièce de cinq euros sur le comptoir et sortit sans attendre sa monnaie. Tardivel frissonna. Pourquoi diable cet homme l’avait-il fixé ainsi ? Un flic ? Déjà sur sa piste ?


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Dernière édition par Diane le Octobre 6th 2008, 13:40, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:24

L’apprentie coiffeuse força son sourire. Jocelyn Pecq, propriétaire du centre commercial, venait de pénétrer dans le salon situé au beau milieu de la galerie marchande.
Jocelyn Pecq, cinquante-deux ans, installa son quintal dans un fauteuil pivotant. La stagiaire savait ce qu’il attendait : Jocelyn Pecq venait se faire coiffer chaque matin avant l’ouverture au public. Pecq avait réussi au-delà toute espérance dans les affaires, il n’en gardait pas moins certaines habitudes du fils de paysans qu’il était : se lever avant le soleil en était une. La coiffeuse lui massa le cuir chevelu d’une lotion tonifiante. Pecq fourra aussitôt sa main sous la blouse de l’adolescente et lui pétrit l’entrecuisse. Pecq grogna. La coiffeuse gémit. Mais c’était ça ou la porte. La gérante du salon l’avait prévenue au premier jour. Elle-même devait s’ouvrir aux caprices du maître des lieux.
La coiffeuse se trémoussa jusqu’à ce que Pecq eût besoin de sa main pour ouvrir son journal. Il huma ses doigts. Il délivra un ignoble sourire à l’adolescente.
En 2008, sévissaient encore de telles pratiques…
L’apprentie fit claquer ses ciseaux sur deux ou trois cheveux blancs. Puis elle déploya le rasoir contre la nuque de Jocelyn Pecq. Une nuque impeccable ! C’était l’une de ses obsessions. Le poil dur crissa sous la lame.
Pecq tourna les pages du Dauphiné et poussa soudain un juron. La coiffeuse sursauta. Aussitôt la lame s’emperla de sang. Jocelyn Pecq jura à nouveau, se passa la main derrière le cou, en retira ses doigts rougis de sang. Pecq bondit de sur son siège. L’apprentie demeura statufiée, la main droite tenant le rasoir dressé. Pecq sortit du salon sans un regard pour l’adolescente mais il lui signifia à voix haute qu’elle pouvait se chercher un stage ailleurs. Saisie, l’apprentie fondit en larmes alors qu’elle éprouvait un réel soulagement à ne plus devoir se soumettre aux paillardises de ce salaud.
Pecq hésita. Fallait-il téléphoner à Robert ? Il jugea prudent d’avertir son vieux complice de vive voix : leur conversation n’était pas de celles que l’on peut tenir par téléphone. Néanmoins, il composa le numéro de la ligne privée de Chainay. Déclic. Transfert d’appel. Chainay n’était pas chez lui.
- Robert, c’est Jocelyn. Tu es à la mairie ? Je t’y rejoins dans un quart d’heure… Je ne peux pas t’en dire plus… Pas maintenant… A tout de suite.
Pecq grimpa dans sa nouvelle Audi ; enclencha la boîte automatique. Il se gara devant la mairie d’Aigleton dix minutes plus tard. Robert Chainay - maire d’Aigleton, banlieue de Chambéry ; président du Conseil Général de Savoie – attendait son vieil ami sous un frêne, près du parking.
Sans un mot, Pecq lui tendit Le Dauphiné, ouvert en page 4. Chainay lut l’article. son visage se crispa en spasmes réguliers. Chainay leva les yeux sur Pecq, y chercha un réconfort. Depuis le collège, il en était ainsi. Chainay s’était placé dès cette époque sous la protection du colosse qu’était déjà Jocelyn. Sans Pecq, le chétif Chainay, adolescent falot, homme sans envergure, ne serait pas devenu le politicien qu’il était. Pecq n’avait pas aidé, soutenu, fabriqué Chainay sans contrepartie. Son commerce en avait tiré grand avantage. Plus que d’amitié, les deux hommes étaient liés par nombre de malversations et d’illégalités. Et l’une de leurs petites magouilles venait de prendre un tour inquiétant.
Les deux comparses allèrent s’isoler dans une salle vide de la mairie. Pecq établit une ligne de conduite, à tenir si la police venait à remonter jusqu’à eux. Robert Chainay ne cessait de se mordiller les ongles tout en approuvant les décisions de Pecq par un chapelet de « d’accord, d’accord ».
Une demi-heure plus tard, Pecq quitta un Chainay inondé de sueur. De mauvaise sueur. Pecq se demanda dans quelle mesure il pourrait accorder confiance à son ami. Pecq savait Chainay tellement faible…
Pecq rentra chez lui. Pecq alla vérifier ses comptes sur son ordinateur. Pecq grimaça : le chèque n°35781524 n’avait pas été débité.
Jusqu’à ce jour, Jocelyn avait commis peu d’erreurs. Ce chèque en était une.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:25

Le commissaire Erno consacra la journée du 16 juillet 2008 à explorer le passé de Sylvie Fournieux.
Rapport de la gendarmerie de Lagny (Seine-et-Marne) : Sylvie Fournieux ; fille unique de Bertrand Fournieux, technicien à France-Telecom et de Viviane Fournieux née Bellac, responsable d’achats aux Galeries Lafayette ; avait quitté ses parents trois ans plus tôt pour la région de Chambéry, pour « respirer » selon les derniers mots qu’elle leur avait assénés en claquant la porte de leur appartement de la banlieue parisienne ; la jeune fille donnait de ses nouvelles une fois l’an, présentant ses « pires vœux » à ses parents.
Erno hocha la tête. Dieu savait combien ses rapports avec ses propres parents avaient été difficiles… Mais à ce point !
A Chambéry, le rapport ne mentionnait aucune relation connue. Plusieurs voisins faisaient toutefois état de visites discrètes. Plusieurs hommes différents. Sans qu’on puisse en établir l’identité.
Le dossier fiscal de Sylvie Fournieux avait permis l’identification de son employeur. C’était l’un des avantages du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu instauré l’année passée. Auparavant, le contribuable n’avait aucune obligation de déclarer son employeur. A présent, comme c’était l’employeur qui versait directement l’impôt de ses salariés au Trésor Public, nulle échappatoire n’était possible. Seul l’exercice d’une profession libérale permettait d’échapper à cette poussée de Big Brother, et encore…
Vincent Erno apprit donc que Sylvie Fournieux exerçait la profession de serveuse au café « Le Quatre Sans Cul ».
Erno parcourut encore trois feuillets consignant des informations de moindre importance. Puis il repoussa son fauteuil afin que son visage soit frappé à travers la fenêtre par les rayons du soleil. Il faisait chaud. Il faisait lourd. Dans ces circonstances, Erno aimait en rajouter une couche. Il ferma les yeux et ne tarda pas à sentir la sueur perler depuis ses sourcils le long des ailes de son nez, sa lèvre supérieure, jusqu’à son menton. Il s’infligea cinq minutes entières de cette séance de sauna improvisé. Puis il fit appeler l’inspecteur Jacquemont. Celui-ci était dans les locaux et arriverait dans la minute. Erno alla se passer un gant d’eau fraîche sur le visage au cabinet de toilette attenant son bureau. Erno demeura le nez enfoui dans le tissu jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur l’inspecteur. Grand et décharné, François Jacquemont était, comme à l’habitude, habillé sans recherche. Sa seule exubérance consistait à ne jamais porter de chaussettes ; quelle que soit la saison. Cette modeste fantaisie trouvait son explication dans une pratique assidue de la course à pied ; en particulier du marathon : les plantes de pieds de l’inspecteur étaient couvertes de corne tandis que ses orteils malmenés à chaque foulée ressemblaient à des griffes épaisses et plates. Par instants, Jacquemont rappelait à Erno l’inspecteur Volle, son adjoint à Paris. Pour cette unique raison, Erno avait tendance à bien aimer Jacquemont.
Erno reposa son gant de toilette contre le rebord du lavabo. Il répondit au salut de Jacquemont et lui tendit la note de synthèse du rapport « Sylvie Fournieux ». L’inspecteur parcourut le document avec attention.
- Alors ? demanda Erno quand Jacquemont releva la tête.
Haussement d’épaule. Soupir.
- Je ne sais pas…
- Nous allons essayer de savoir, alors !
Sourires.
- Par quoi commence-t-on ?
- Nous commençons par la routine, fit Erno qui ne supportait pas l’emploi fautif du pronom indéfini. C’est-à-dire que nous nous rendons au « Quatre Sans Cul », dans un premier temps…
Erno et Jacquemont grimpèrent dans une voiture banalisée. Erno prit le volant. Cinq minutes plus tard, les deux hommes poussaient la porte du « Quatre Sans Cul », modeste café du centre-ville, situé dans une ruelle parallèle à la rue De-Boigne, non loin de la fameuse fontaine à l’origine du mauvais jeu de mots dont l’établissement tirait son enseigne. Même Erno, pourtant arrivé de fraîche date somme toute, connaissait le surnom donné à l’œuvre de Sappey représentant quatre éléphants privés de leur arrière-train…
Erno aborda le patron du café, Daniel Tardivel. Erno présenta sa carte tricolore et déclama un « po-li-ce » tonitruant. Les consommateurs se tournèrent vers lui. Tardivel rougit d’embarras. C’était tout ce que souhaitait Erno. Discret coup de chaussure dans les chevilles de Jacquemont. L’inspecteur se pencha vers Tardivel et lui posa une série de questions d’une voix à peine audible. Par mimétisme, Tardivel y répondit an susurrant. L’attention des clients, leur curiosité ainsi contrariée, touchait à son comble.
Tardivel confirma l’arrivée de Sylvie Fournieux à Chambéry en juin 2005. Après quelques renseignements d’ordre général, Tardivel assura ne rien savoir de la vie privée de son employée. Il ignorait tout de ses fréquentations ; ne lui connaissait ni amis ni ennemis…
Nouveau coup de pied discret dans les chevilles de Jacquemont. Erno tira Jacquemont par la manche et remercia Tardivel de sa collaboration.
Les deux policiers sortirent du café. Tardivel les suivit du regard ; un regard chargé d’incrédulité. Ces deux flics n’étaient pas ordinaires… Tardivel se rendit compte alors que tous les clients du café le regardaient.
Sur le trottoir, après avoir marché dix mètres à peine, Erno demanda à Jacquemont de l’attendre.
Erno rebroussa chemin et retourna dans le café. Il en ressortit presque aussitôt et fit signe à Jacquemont de le rejoindre. Jacquemont repassa la porte du « Quatre Sans Cul ». Erno souriait aux anges. Tardivel virait au vert. Les clients semblaient frappés d’une stupeur satisfaite.
- Notre ami s’est souvenu qu’il couchait avec Sylvie Fournieux ! tonna Erno.
Les clients se considérèrent en hochant la tête. Ça faisait deux fois que le flic qui parlait haut et fort répétait son accusation, le doute n’était plus permis (ce flic qui se faisait comprendre par tous s’avérait plus intéressant que l’autre, au timbre de voix inaudible !).
- De temps en temps ! clama Tardivel, dont le teint vert s’empourpra de confusion. Coup d’œil éperdu aux policiers implorant leur discrétion vis-à-vis des clients qui s’étaient rapprochés, au point de former cercle autour d’Erno et de Jacquemont.
- C’est bon Tardivel, fit Erno. Vous avez un endroit où nous pourrions discuter tranquillement ?
- Dans la cuisine, suggéra Tardivel en indiquant une porte derrière le comptoir. Mais je n’ai personne pour me remplacer au service…
- Pas de problème, coupa Erno. Mon inspecteur va prendre votre place. Puis Erno entraîna Tardivel dans sa cuisine tandis que Jacquemont, ébahi, était déjà interpellé pour deux « déca »…


Une heure plus tard, Erno sortit de la cuisine. Tardivel sur ses talons. Jacquemont savourait une pression fraîche et revigorante. Tant qu’à faire… Les clients avaient déserté le « Quatre Sans Cul », lassés de son incompétence ; et de sa qualité de flic. Leur curiosité s’était altérée, au point de ne plus attendre la sortie d’Erno et espérer glaner quelques informations du flic qui parlait fort.
Tardivel accompagna Erno et Jacquemont sur le seuil de son café. Tardivel les regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’il soit convaincu qu’aucun des deux ne reviendrait à nouveau. Puis Tardivel alla s’asseoir derrière son comptoir. Il apprécia pour une fois qu’il n’y ait aucun client. Sans doute l’effet du flic improvisé barman, pensa-t-il. Il se servit un Get 27 sur un lit de glace pilée. Il avait besoin de récupérer. Le commissaire Erno était sournois. La pire espèce de flic. A plusieurs reprises, Tardivel avait eu le sentiment d’être passé à deux doigts de la catastrophe. En ces occasions, Erno l’avait fixé d’un regard inquiétant. Mais il avait préservé l’essentiel. Pour l’instant. Tardivel préférait ne pas penser à la suite des événements.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:26

- Alors ? demanda Jacquemont en s’installant au volant.
- Alors rien ou pas grand-chose, fit Erno.
Jacquemont décida de se taire. Erno ne devait attendre que ça : que l’inspecteur le presse de questions afin d’afficher sa supériorité en réponse. Après deux franches minutes de silence, Erno rompit. Intense bien que muette satisfaction de Jacquemont.
- L’homme m’a avoué avoir entretenu des relations sexuelles avec Sylvie Fournieux. Et ce, depuis l’arrivée de Sylvie…
- Ça nous ouvre des perspectives ?
- Pas vraiment. Tardivel est divorcé depuis huit ans. Sylvie n’a donc pas été assassinée par une rivale.
- Et lui, il n’aurait eu aucun mobile pour éliminer Sylvie ? Peut-être voulait-elle le quitter ? Il ne l’a pas supporté, et crac…
Erno haussa les épaules. Par la vitre baissée, il brandit sa carte tricolore à l’automobiliste qui les suivait et les klaxonnait. Jacquemont respectait le 40 km/h en ville. En cela, Jacquemont s’avérait insupportable pour quatre-vingt-dix pour cent des possesseurs de permis de conduire en agglomération chambérienne.
Le Keith Moon de l’avertisseur sonore cessa son concert gratuit.
- Et le 30 juin ?
- Il m’a dit que Sylvie lui avait demandé ses congés. Le 30, après sa journée…
- Ça lui a paru normal ?
- Il a été plutôt étonné et contrarié. La saison touristique s’annonçait et il a estimé qu’elle aurait pu en lui parler avant. Surtout qu’ils couchaient ensemble une à deux fois par semaine. Il a pensé que quelque chose était arrivé dans la famille de Sylvie… Un imprévu… Enfin, c’est ce qu’il m’a raconté.
- En somme, vous le rangez où ? Suspect ou innocent ?
- Tardivel s’est montré fébrile sur un ou deux points, à commencer par ce fameux soir du 30 juin. J’ai du mal à avaler son histoire de congés pris au dernier moment. N’oublions pas que, d’après le légiste, la mort remonte à cette date-là. Et puis, je trouve curieux qu’il n’ait pas embauché une remplaçante pour palier les congés de Sylvie.
- On le surveille, alors ?
- Pardon ?
Jacquemont soupira :
- Nous le surveillons…
- Comment ça : nous, Jacquemont ? Toi et moi ? Je ne te savais pas amateur de planque ! Quant à moi… Non, ta phrase était correcte : on va le surveiller, « on » désignant des membres encore non définis de la brigade.
Jacquemont encaissa le laïus avec l’envie d’être grossier envers son supérieur. Heureusement, ils arrivaient. Jacquemont déposa Erno devant l’entrée du commissariat avant d’aller garer le véhicule derrière, sur le parking ombragé. En sortant de l’auto, le pantalon d’Erno était resté collé un instant au revêtement bas de gamme du siège. La sueur. En avait résulté un bruit ridicule qui n’échappa pas au brigadier Roque, en faction devant le bâtiment. Roque sourit. Erno serra les mâchoires. Erno tapa sur le toit de la voiture et s’inclina vers Jacquemont par la portière ouverte :
- Pour la surveillance de Tardivel, je verrais bien le brigadier Roque pour commencer, dit Erno qui savait accommoder une vengeance chaude à la mode mesquine…
Erno fila à son bureau. Erno appela le labo. Est-ce que le chèque retrouvé sur Sylvie Fournieux avait parlé ? La réponse fut négative. Le papier était dans un état tel que la banque n’avait même pas pu être identifiée. Subsistait toutefois un espoir mais cela supposait l’envoi du document à Paris, au département d’analyses scientifiques. Et cela prendrait du temps. Erno ordonna la poursuite des travaux ici, pour le moment. Paris, il verrait plus tard. Si cela s’avérait indispensable…
Erno se sentait las. Accablé. La chaleur y était pour une part. Erno ouvrit son mini-bar et se confectionna un Campari-soda glacé. Il le sirota les yeux clos. Il songea qu’il avait tort de s’en prendre toujours au brigadier Roque. C’était comme de reprendre ses interlocuteurs sur l’emploi du pronom indéfini. Il avait tort. Erno savait qu’il irritait tout le monde par ces réflexions ridicules… Mais c’étaient là quelques facéties qui lui amenaient le sourire aux lèvres. Et les occasions de se divertir étaient rares…
Erno se leva pour rincer son verre au lavabo. Jacquemont entra aussitôt après avoir frappé, sans attendre qu’Erno l’y invite. Erno comprit que Jacquemont lui apportait du nouveau :
- Nous avons reçu un coup de fil anonyme au sujet du meurtre de Sylvie Fournieux. On nous invite à interroger le dénommé Raphaël Couarel, employé municipal affecté au service des ordures ménagères…
- Un éboueur, pour faire court ? sourit Erno. Et qu’est censé savoir le bonhomme ?
- Ce serait un habitué du « Quatre Sans Cul »…
- Tiens ! Nous y revoilà. Et où habite cet oiseau ?
- Au hameau dit « Les Chavonettes ». C’est situé à la sortie de Thoiry, sur la D21.
- Ça nous ramène dans le secteur du Margériaz, là où le corps a été découvert. Intéressant. Quelqu’un est parti interroger ce Couarel ?
- J’ai voulu mettre les gendarme de Châtelard sur le coup. Coup de bol : Couarel habite en face la gendarmerie. Il était dans son jardin pendant que j’appelais. Les gars me l’ont amené au bout du fil en trente secondes…
- Alors ?
- Couarel affirme avoir vu la victime à plusieurs reprises avec un guide des environs : Jean-Louis Pécloz, domicilié à Aillon-le-Jeune. Erno se frotta les mains, puis s’empara de sa veste d’un index en crochet.
- Tu connais la route ? Alors tu m’y conduis tout de suite, dit-il à Jacquemont.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:26

Sitôt quitté Chambéry la route s’élevait, en cours lacets abrupts, à l’assaut du plateau qui dominait le lac du Bourget d’un millier de mètres. Il existait d’autres routes mais toutes aussi difficiles. Le massif des Bauges ne s’offrait pas au premier venu. Un triangle de roches sauvages entre Annecy, Albertville et Chambéry. Un îlot rugueux peuplé d’hommes rugueux…. Malgré des efforts de promotion conséquents depuis quarante ans, le tourisme demeurait anecdotique. Hors saison, le massif restait aux mains de quelques milliers d’autochtones…
Erno reconnaissait pourtant un charme certain à ce bout de monde échappé du XIXème siècle ou presque.
Après le franchissement d’un col érodé, imperceptible, Jacquemont entama la descente vers Aillon-le-Jeune. Il se gara bientôt devant le chalet de Jean-Louis et Lucie Pécloz.
Erno sonna. Jean-Louis Pécloz ouvrit. Erno se présenta ; présenta Jacquemont. Pécloz les fit entrer, leur indiqua les fauteuils du salon. Du bruit de vaisselle parvenait depuis la cuisine. Erno laissa à peine le temps à Pécloz de s’asseoir sur un tabouret de bois, face aux policiers.
- Jean-Louis Pécloz, reconnaissez-vous avoir été l’amant de Sylvie Fournieux ?
Les yeux de Pécloz semblèrent chercher conseil auprès des poutres massives du plafond. Pouvait-il finasser avec le commissaire ?
Comme s’il avait lu les pensées de Pécloz, Erno enchaîna :
- Quelle que soit votre réponse, nous vérifierons vos empreintes avec celles relevées dans l’appartement de la victime – et ne me dîtes pas que vous ignorez la mort de Sylvie Fournieux…
Pécloz savait que mentir était inutile, idiot même. Il était prêt à reconnaître sa liaison avec Sylvie. Simplement, il aurait souhaité voir Lucie rester en dehors de tout ça. Il exposa cette requête à Erno.
- Je ne me vois pas en train de vous faire la morale, dit Erno. Je n’ai pas à juger de votre vie sentimentale. D’ailleurs, je suis policier et non magistrat, je n’ai donc pas à juger qui que ce soit. En théorie… Mais il m’apparaît difficile que votre épouse ignore la vérité. Peut-être aurons-nous l’obligation de l’entendre comme témoin…
Comme si Lucie, occupée à préparer le repas, allait surgir dans le salon en réponse à l’appel de la dernière phrase, Pécloz regarda vers la porte. Pécloz soupira.
- Souhaitez-vous poursuivre cet interrogatoire au commissariat ? suggéra Erno, avec l’idée que Pécloz s’y livrerait plus facilement, loin de Lucie.
Pécloz acquiesça. Pécloz se leva et se rendit dans la cuisine avertir Lucie qu’il suivait « ces messieurs » à Chambéry. Lucie s’inquiéta. Jean-Louis la rassura du mieux qu’il put, laissant entendre qu’il ne s’agissait qu’une simple formalité. Erno et Jacquemont, convaincus de l’exact contraire échangèrent un regard dubitatif.
Lucie non plus n’était pas dupe. Mais elle préféra jouer les naïves. Elle préféra accorder faussement crédit aux propos rassurants de Jean-Louis.


Les trois hommes quittèrent Aillon-le-Jeune. Jacquemont prit le volant. Erno et Pécloz montèrent à l’arrière. Ils n’échangèrent pas un mot pendant les vingt minutes que dura le trajet. Chacun était plongé en lui-même…
Pécloz tentait d’affronter des interrogations qui ne débouchaient sur aucune réponse et le laissaient en proie à un doute démesuré. Pécloz n’arrivait à jauger l’entière réalité de la situation. Etait-ce lui vraiment qu’on emmenait subir un interrogatoire dans le cadre d’une enquête portant sur un meurtre ? Que le mot « suspect » puisse être accolé à son nom lui paraissait incroyable. Au gré de ses pensées, quelques éclairs de lucidité venaient percuter sa raison : il lui fallait mettre à profit le laps de temps qui le séparait de son arrivée au commissariat pour récupérer ses esprits. Il en aurait besoin pour éviter de se compromettre.
Vincent Erno examinait Pécloz à la dérobée. Tenait-il là l’assassin de Sylvie Fournieux ? Celui qui l’avait fait basculer dans la Tanne Froide ? Celui qui l’avait laissé agoniser au fond de son enfer ? Erno en doutait. Mais savait-on jamais ? Si Pécloz était l’assassin et s’il menait l’interrogatoire avec intelligence, demain matin il pourrait présenter au juge d’instruction une enquête bouclée. Mais Erno savait que l’obsession du temps était le plus sûr moyen de déférer au Parquet un innocent.
Jacquemont, absorbé par la route qui serpentait sèchement, ne pensait à rien d’autre qu’au dîner qu’il lui faudrait décommander. C’était ce soir la troisième anniversaire de sa rencontre avec Marion. Il revoyait Marion poser l’an dernier ses seins dans les assiettes de purée rose de salsifis. L’an dernier, pour leur deuxième anniversaire. Depuis, leur entente s’était altérée. La faute au métier de Jacquemont. Un métier qui lui bouffait son temps et laissait Marion trop souvent seule… Il appellerait Marion aujourd’hui encore pour lui dire qu’il était coincé, qu’il était désolé, qu’il la comprenait, qu’il lui demandait pardon… Jacquemont se résigna à la pensée qu’il n’y aurait sans doute pas de quatrième anniversaire…


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:27

Le lendemain, au petit jour, Vincent Erno regarda Jean-Louis Pécloz grimper dans un véhicule de service. Libre.
Le sommet de la Pointe du Chat s’éclairait de vert pâle. Dans deux heures, les eaux du Bourget miroiteraient, attirant les poissons en surface, les livrant aux pêcheurs…
Dans deux heures, Jean-Louis Pécloz serait dans son lit, à faire l’amour à Lucie pour s’éviter de trop délicates explications. Lucie ne parviendrait pas à déloger de son cerveau certaines questions et son plaisir s’en trouverait parasité.
Dans deux heures, l’inspecteur Jacquemont affronterait l’absence de Marion. Un billet plié en quatre sur la table de la cuisine l’informerait de sa décision de rompre. Jacquemont irait se servir un alcool fort malgré l’heure matinale et viendrait le siroter debout, les reins calés contre la table. Jacquemont n’éprouverait étrangement aucun sentiment de révolte ou d’injustice. La fatigue et la conviction que Marion avait raison, tout bien considéré, le conduiraient à accepter son départ…
Dans deux heures, Erno ne serait avec personne. Personne d’intime, sauf à réveiller au téléphone son père, ou Frédéric ou Catherine. Frère et sœur servaient aussi à ça… Plutôt qu’affronter la solitude de son appartement, Erno décida de rester au commissariat. Il se détendit les reins dans son fauteuil, ôta ses chaussures, croisa les mains derrière la nuque. Il allait patienter ; attendre l’aurore, les paupières closes, à ressasser l’interrogatoire de cette nuit ; à évaluer les erreurs commises, la part de mensonge et de vérité des affirmations de Jean-Louis Pécloz ; à douter de la justesse de son raisonnement, de la sagacité de son intuition, qui l’avaient mené à relâcher Pécloz. Erno listerait dans sa tête les tâches qui l’attendaient :
- envoyer à Paris le chèque retrouvé sur le cadavre de Sylvie Fournieux,
- explorer la piste, ténue, du coup de fil anonyme ayant dénoncé Couarel, et par conséquent Jean-Louis Pécloz,
- s’assurer que la piste Tardivel n’avait rien donné.
Et tant d’autres choses encore, liées ou non à l’enquête. Les pensées d’Erno l’amèneraient à effectuer un bilan de son existence ; à affronter la réalité d’une vie qui ne lui apportait que peu de satisfaction ; une vie qu’il n’avait pas rêvée ainsi. Et si, au bout de ses réflexions, tandis qu’une voix intérieure fredonnerait « Le Bagad de Lan-Bihouët », le sommeil le prenait, ne serait-ce qu’une demi-heure, alors le commissaire Vincent Erno serait heureux.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:28

Les quatre jours suivants furent des jours creux, des jours sans vie. Erno attendit les résultats du laboratoire d’analyses scientifiques de Paris. L’attente s’étira sur du vide. La piste Tardivel ne donnait rien. Rien sur le mystérieux appel téléphonique. Rien du côté de Pécloz qu’Erno faisait aussi surveiller.
Le guide était rentré chez lui et, dès l’après-midi, avait repris ses activités. Un groupe de vacanciers en résidence au VVF d’Aillon-le-Jeune l’attendait pour une randonnée au pied du Grand Colombier. Deux flics se relayaient pour le suivre au plus près. Problème : il leur était impossible de le pister lors de ses courses en montagne. Les deux flics en avaient référé à Erno. Erno leur avait répondu d’abandonner la filature pendant les randonnées : accompagné d’une dizaine de vacanciers à chaque fois, Pécloz aurait du mal à entreprendre quoi que ce soit de risqué durant ces escapades. Erno estimait ne pas courir un grand risque.
Le dimanche 20 juillet 2008, à 10h30, Erno fut averti d’une réunion familiale chez les parents Pécloz. Erno éprouva le besoin de voir Jean-Louis au milieu des siens. Il sortait de sous la douche. Il délaissa jeans et tee-shirt pour enfiler un pantalon en toile clair et une chemisette propre ; hésita entre deux, opta pour la parme de préférence à la lie-de-vin. Pas de cravate. Une paire de tennis aux pieds.
Il se présenta deux heures plus tard au domicile d’Yvette et Jacques Pécloz. Le malaise de ses hôtes se répercuta dans le silence qui salua son entrée.
- Ne vous dérangez pas pour moi, dit Erno en regardant Jean-Louis Pécloz. Je passais juste vous dire que nous n’avons rien de nouveau… dans l’affaire qui nous intéresse.
Sans un mot, Yvette Pécloz sortit un verre du buffet, le poussa sur la table en direction d’Erno et le remplit à moitié de chignin-bergeron. Erno remercia. Erno but une gorgée du vin blanc frais. Erno considéra ce qu’il était tenté d’appeler le « clan Pécloz ». Père et fils semblaient issus du même moule, à trente ans d’intervalle. La mère était ce genre de femme sèche et revêche ; sans doute rieuse et enjouée à vingt ans mais qui se refuse au bonheur sitôt né le premier enfant. Lucie, la femme de Jean-Louis, tenait sa place, celle de la « pièce rapportée ». Erno l’imaginait sans peine chaque semaine maugréant devant son miroir à la perspective de la corvée du repas dominical chez ses beaux-parents. Erno songea que le vingt-et-unième siècle n’avait rien changé pour ces familles…
En retrait, dans l’ombre, comme cachée, Delphine, la sœur de Jean-Louis offrait immobile son profil gauche au regard d’Erno. Jolie jeune femme de vingt-neuf ans, au visage aigu. Jacquemont avait averti Erno : Delphine Pécloz avait été victime d’un accident de la route. Elle était passée à travers le pare-brise de son automobile ; une longue cicatrice tailladait son profil droit, du milieu du front jusqu’au cou en passant par-dessus l’œil mort. Erno se rendit compte de l’insistance de son regard posé sur la jeune femme quand celle-ci lui fit brusquement face. Par réflexe, Erno détourna les yeux. Il le regretta. Mais s’excuser n’aurait servi à rien. Rien du tout.
Erno termina son verre de vin blanc et prit congé.
Tout au long du retour vers Chambéry, il oublia les obscures raisons qui avaient motivé sa visite ; parce que l’image de Delphine Pécloz l’obsédait ; parce que la jeune femme défigurée l’attirait, effroyablement. Comme un nu d’Egon Schiele.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:29

Quatre jours durant, rien n’avait avancé. Et subitement, le lundi 21 juillet 2008, deux pistes s’ouvrirent.
La première ne devait rien au hasard. Le laboratoire national d’analyses scientifiques rendit les conclusions de ses recherches. Elles étaient positives : le tireur du chèque retrouvé sur le corps de Sylvie Fournieux s’appelait Jocelyn Pecq. Erno lut à nouveau la dernière phrase du rapport : « identification certaine et certifiée ». Aucune ambiguïté. Aucun doute. Une certitude.
Erno connaissait Pecq. Tout Chambéry connaissait Pecq. Erno ressentit l’exaltation du pêcheur lorsque la résistance au bout de l’hameçon laisse augurer une belle prise.
La seconde piste résultait d’une illumination du brigadier Roque lors d’une réunion de routine dans le bureau d’Erno. La réunion du lundi, au cours de laquelle les tâches hebdomadaires étaient planifiées. Roque avait avancé, du bout des lèvres :
- Dans l’affaire Fournieux, est-ce qu’on ne devrait pas envisager l’interrogatoire des membres du « Nouveau Pardon » ?
Erno avait levé la tête :
- C’est quoi, ce « Nouveau Pardon » ?
- Une secte, répondit Jacquemont. Une micro-secte ne comprenant qu’une dizaine d’adeptes, installés en forêt de Margériaz depuis quelques années.
- Et personne n’a fait le lien avant Roque ! tonna Erno.
- On pensait que vous connaissiez son existence, patron… s’excusa Jacquemont après un regard embarrassé aux autres inspecteurs.
Sous l’effet de la colère, Erno ne releva pas l’emploi fautif par Jacquemont du pronom indéfini. Il joignit ses mains derrière la tête et inspira fortement. Il préférait se calmer.
- Passons. Je veux un rapport complet sur les membres de la secte et leurs activités.
Puis, se tournant vers Roque :
- Vous devriez prendre la parole plus souvent, Roque. Ayez confiance en vous. Qui sait si vous n’avez pas l’étoffe d’un bon enquêteur ?…
Roque rougit sous le compliment. Le chemin était long qui affranchirait le brigadier de sa timidité maladive.
Tandis que les troupes s’égayaient, avec comme objectif la secte du « Nouveau Pardon », Erno demanda à Jacquemont de l’accompagner chez Jocelyn Pecq.


- L’affaire prend un tour nouveau, non ? fit Erno une fois installé aux côtés de Jacquemont dans une clio de service. Nous voilà avec une grosse légume inscrite en rouge sur la liste des suspects…
- Vous allez vous attaquer à du solide, patron. Pecq possède des relations au sein de la classe politique locale. La brigade financière de Grenoble l’a dans le collimateur depuis belle lurette, mais aucune poursuite n’a jamais été engagée contre lui. A chaque fois, la procédure a été sciée à la base…
- C’est ce que j’ai compris lorsque j’ai demandé le mandat au juge. Tu aurais vu sa tête : décomposée !
- Vous allez jouer gros, prévint Jacquemont une fois encore.
- C’est curieux. Tu vois, le directeur de la PJ à Paris m’a lancé un jour le même avertissement…
- Et alors ?
- Alors, ça m’a plutôt porté chance ! Il s’agissait de l’affaire Sandra Stéfanelli. Ma première enquête de gros calibre… Et je n’avais pas la moindre piste ! Sauf à savoir que trois crimes à caractère sexuel avaient été commis par une femme. Une serial-killer, une tueuse en série, Jacquemont, c’était du jamais vu en France!
- Je me souviens de cette affaire. Mais pas que vous en étiez chargé… Et vous l’avez résolue comment ?
- Avec de la chance, Jacquemont. Avec beaucoup de chance…
Un nuage triste voilà le regard d’Erno.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:29

Erno et Jacquemont ne trouvèrent pas Pecq à son domicile. Erno et Jacquemont remuèrent ciel et terre pour finir par le localiser dans un établissement d’Aix-les-Bains. Pecq sirotait un thé glacé dans un sauna privé, avec pour seul vêtement une épaisse serviette de bain nouée autour des reins.
Erno présenta sa carte. La chaleur était insupportable. L’humidité était insupportable. Pecq grogna. Pecq se leva et disparut dans le vestiaire attenant. Pecq demanda un quart d’heure pour se rhabiller. Erno et Jacquemont, habillés avec les seuls pieds nus, jaugèrent le ridicule de leur situation. Ils sortirent et firent les cent pas au milieu du salon de thé de l’établissement. Pecq les rejoignit une vingtaine de minutes plus tard. Erreur. Erno sut qu’il venait de commettre une erreur : Pecq avait mis à profit ce laps de temps pour téléphoner depuis son portable. Aucun doute : le portable dépassait du veston de Pecq et le sourire de ce dernier en disait long. A qui avait-il téléphoné ? Son avocat ? Voilà une information qui aurait redonné l’avantage à Erno.
Pecq s’installa à une table et commanda un nouveau thé glacé.
- Alors messieurs, en quoi puis-je vous être utile ?
Erno commanda un Campari-soda. Le serveur lui répondit ne pas pouvoir lui en confectionner. Erno soupira ; se décida pour une Suze-tonic. Jacquemont opta pour un Coca-light.
- Connaissez-vous mademoiselle Sylvie Fournieux, monsieur Pecq ? demanda Erno une fois les consommations servies.
- Jamais entendu parlé.
Jacquemont se tourna vers Erno. Erno se gratta le front. L’aplomb de Pecq lui rappela celui d’un ancien président de la République récusant toute accusation dans une affaire de financement occulte de son parti.
- Cette jeune femme travaillait comme serveuse au « Quatre Sans Cul », un café du centre-ville, poursuivit Erno, assez calmement.
- Je connais l’endroit. Je n’en suis pas un habitué.
Dans ces propos, Pecq laissait transpirer tout le mépris qu’un personnage de son standing vouait à ce genre d’établissement.
- Vous n’y avez pas remarqué une serveuse ?
- Je me rappelle y avoir vu une serveuse, effectivement. Mais pas de l’avoir remarquée…
- Rien d’autre ?
- Qu’entendez-vous par « rien d’autre », commissaire ?
- Vous n’avez pas eu l’occasion de revoir cette jeune femme, en dehors de l’établissement ?
- Je ne sais comment vous le dire et redire : je ne connais pas cette femme… Désolé. Et en quoi cette personne vous intéresse-t-elle ? Et quel lien extraordinaire la relierait – selon vous – à moi ?
- Le corps de Sylvie Fournieux a été retrouvé la semaine dernière au fond d’une tanne… La Tanne Froide, précisément. L’information a paru dans Le Dauphiné.
- Vous savez, les pages « faits divers » n’ont pas ma préférence. Mais vous ne m’avez toujours pas exposé pourquoi vous étiez venu me déranger ici, à propos de cette malheureuse jeune fille…
Erno se leva. Erno marcha de long en large dans le salon. Jacquemont se demanda à quel besoin répondait l’attitude d’Erno.
- Monsieur Pecq…
- Oui commissaire, fit l’homme avec certaine ironie.
- Monsieur Pecq, vous êtes bien le propriétaire des deux hypermarchés de cette ville ?
- D’Aix-les-Bains ? Absolument pas ! persifla Pecq.
- Je voulais parler de Chambéry, précisa Erno sans perdre son calme.
- Mettons la banlieue de Chambéry… effectivement, commissaire, je ne le conteste pas. La victime aurait-elle été employée précédemment dans l’un de mes deux établissements ?
- Non, monsieur Pecq. Pourriez-vous m’expliquer quelles sont exactement vos responsabilités au sein des deux hypermarchés ?
- Assez compliqué à expliquer. Disons que je préside la holding qui regroupe l’ensemble de mes établissements, ainsi que ceux dont je suis l’actionnaire majoritaire ; plus les filiales… Cela représente une vingtaine de commerces répartis sur plusieurs enseignes dans toute la région. Suis-je assez clair ?
- Je n’appartiens pas à la brigade financière, mais je pense avoir compris l’essentiel, monsieur Pecq.
Erno était content d’avoir pu placer l’allusion à la brigade financière. Emmerder Jocelyn Pecq commençait à lui procurer un certain plaisir.
- Et si vous cessiez d’arpenter en tous sens ce salon, commissaire ? Vous jouez le fauve en cage, mais vous n’allez pas me sauter dessus quand même ? !
Erno vint se placer derrière la chaise de Pecq, posa ses mains sur le dossier.
- Déléguez-vous votre signature à chacun des directeurs de vos établissements, monsieur Pecq ?
Pecq se tordit sur sa chaise pour chercher le regard d’Erno.
- Bien sûr, commissaire ! Je ne peux être partout à la fois au même moment !
- Donc vous ne signez pas tous les documents comptables de la holding ? fit Erno en se penchant vers l’oreille gauche de Pecq.
- Seulement les plus importants… Mais je ne perçois pas où vous souhaitez en venir. L’un de mes directeurs serait-il impliqué dans la mort de cette Sylvie Fournieux ?
- Pourquoi pas ! répondit Erno. Puis, il fit signe à Jacquemont et les deux policiers laissèrent Jocelyn Pecq en plan. Estomaqué.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:30

Sous un soleil sans faille, Erno et Jacquemont marchèrent dans les rues d’Aix-les-Bains.
- Pourquoi ne l’avez-vous pas cuisiné un peu plus ?
- Parce que j’en sais assez, répondit Erno. Et parce que lui, à présent, se trouve plongé dans l’expectative. Dans le doute de savoir si nous sommes en possession du chèque qu’il a tiré à l’ordre de Sylvie Fournieux. Et parce que je compte sur ce doute pour que Pecq commette une erreur. Cela contrebalancera la mienne : ne pas l’avoir mis sur écoutes avant notre entrevue.
- Vous pensez qu’il a téléphoné tandis que nous attendions qu’il se rhabille ?
- Certain.
- Ça voudrait dire qu’il a un ou des complices…
Erno shoota dans un petit gravier blanc.
- Ça voudrait dire, Jacquemont, ça voudrait dire… Mais nous n’avons établi aucun lien de cause à effet entre le chèque de 35 000 € tiré par Pecq au bénéfice de Sylvie Fournieux d’une part, et d’autre part, la mort de cette dernière. De plus, le chèque est daté du 9 juin : pourquoi ne l’avait-elle pas encaissé ? Et à la décharge de Pecq, s’il avait tué – ou fait tuer – Sylvie Fournieux, l’aurait-il balancée dans la tanne sans récupérer le chèque ?
Ils étaient parvenus à la voiture. Jacquemont manoeuvra, puis demanda :
- Je dois comprendre que vous ne considérez pas Jocelyn Pecq comme le premier suspect ?
- Jacquemont, cette histoire nous promène et nous naviguons à vue. Ni Jocelyn Pecq, ni Jean-Louis Pécloz n’ont de mobile probant : l’un lui a remis une forte somme – et par chèque, ne l’oublions pas, pas en liquide ; l’autre était son amant. Quelle raison avons-nous de penser qu’ils aient dû, l’un ou l’autre se débarrasser de Sylvie Fournieux ? Aucune…
Erno se terra ensuite dans un mutisme profond, comme s’il cherchait une réponse aux interrogations qu’il venait à peine de formuler. Jacquemont n’osa le troubler. Jacquemont éprouvait pour Erno une admiration mâtinée de curiosité. C’était la première fois qu’ils travaillaient ensemble sur un meurtre. La méthode d’Erno différait en tout point de celle de Galtier, son prédécesseur – un homme impulsif qui chargeait ses suspects tel un sanglier, bille en tête, sans états d’âme. Il semblait à Jacquemont qu’Erno respectait chacun des protagonistes de l’affaire. Jacquemont trouva qu’Erno se montrait plus humain envers les suspects qu’envers ses propres hommes. Roque et lui-même pouvaient en témoigner… encore que Roque avait reçu ce matin les louanges d’Erno pour sa piste du « Nouveau Pardon »… Jacquemont devrait faire montre d’initiative, lui aussi, s’il voulait complaire le patron. Pas faire le lèche-bottes. Non : être bon. Simplement.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:31

Devant les ruines des Chalets Chartreux, rendus sommairement habitables, François Motzon, Michel Fressoz et Axelle Buy se livraient à la séance de méditation qui clôturait le déjeuner.
Derrière le bâtiment principal s’activaient une demi-douzaine d’individus, tous masculins, barbus et vêtus d’espèces de gandouras blanches. Le travail consistait à débiter un tronc d’arbre en bûchettes. Ils s’y adonnaient en silence, selon la règle érigée par Maître Bon-François – titre de Motzon à usage interne.
L’heure de méditation touchait à son terme. Axelle Buy remarqua alors l’arrivée d’un véhicule tout-terrain. François et Michel lui faisaient face, elle seule avait vu l’engin. Elle craignit l’irruption de quelques autochtones hostiles. Cela arrivait régulièrement. Puis son appréhension accrut lorsqu’elle distingua la couleur bleue du véhicule, son gyrophare et enfin les onze lettres peintes en blanc sur ses flancs qui formaient le mot « gendarmerie ».
- Les flics ! aboya Axelle Buy en se dressant.
Motzon et Fressoz sursautèrent. Motzon et Fressoz se retournèrent. Motzon calma Axelle :
- Pas de panique. Voyons ce qu’ils nous veulent.
- Et s’ils avaient appris ?…
- Ils ne savent rien, Axelle. Et ne sauront rien. Jamais. Fais-moi confiance.
Axelle Buy prit les mains de ses compagnons entre les siennes et s’insuffla ainsi de leur force – selon les préceptes du « Nouveau Pardon ».
Le 4x4 de la gendarmerie s’immobilisa devant la bâtisse décrépite. Erno et Roque en descendirent. Le gendarme réquisitionné resta assis derrière son large volant, boudeur. La collaboration entre gens de l’Intérieur et ceux de la Défense avait ses limites…
Erno et Roque s’approchèrent des trois membres du « Nouveau Pardon » qui se tenaient par la main, l’air buté. Erno salua le trio grégaire. Il jaugea par-dessus leurs épaules le délabrement des lieux.
- Vous n’êtes que trois ? s’étonna Erno.
Motzon prit la parole après quinze théâtrales secondes de silence :
- Nos disciples préparent le rude hiver qui s’opposera à l’été présent, tout comme notre univers en expansion s’opposera un jour à l’implosion matricielle…
Erno leva les yeux au ciel. Le soleil frappait sec. De là à élaborer le concept d’implosion matricielle… Erno sortit un carnet de sa poche et commença sa lecture :
- François Motzon, né le 25 décembre 1971 à Grenoble ; cinq ans de réclusion en 83 pour attentat à la pudeur et viol sur agent de la force publique ; vous aviez exhibé votre engin en pleine journée à Grenoble, puis l’aviez fourré de force dans la bouche du brigadier Jean-François Duingt. Le viol a été retenu car il y a eu éjaculation. En 87, deux ans de réclusion pour trafic d’ecstasy à l’intérieur d’un établissement pénitentiaire ; peine prolongée de six mois pour agression sexuelle sur l’éducatrice de l’établissement ; passons à l’année 99 : vous êtes de nouveau inquiété pour agression sexuelle, cette fois sur mineure ; relaxe : la jeune fille se rétracte au cours du procès. Il semblerait que vous vous teniez tranquille depuis lors. Installé dans les environs depuis le printemps 2004, vous professez le « Nouveau Pardon », idéologie déclarée officiellement sectaire dont vous êtes le fondateur. Voilà pour l’essentiel… quelque chose à ajouter, Motzon ?
Motzon, livide, ne répondit rien. Motzon dont les compagnons venaient de lâcher les mains par désolidarisation inconsciente. Erno en fut satisfait.
Roque revint de derrière la bâtisse, murmura à Erno :
- Six individus coupent du bois, là derrière. Apparemment, ils constituent la totalité des adeptes.
Erno remercia Roque. Roque piqua son fard. Erno se retourna vers Motzon :
- Le corps d’une jeune femme a été découvert non loin d’ici, au fond de la Tanne Froide… Avez-vous vu ou entendu quelque chose ?
Motzon fit non de la tête. Buy et Fressoz firent non de la tête. Buy et Fressoz se rapprochèrent de leur gourou. Erno enregistra cette défaite. Il n’avait pas su créer de scission au-delà le choc des révélations du passé peu recommandable de Motzon.
- Je suppose que vous ne lisez pas la presse ?
Trois hochements de tête. Négatifs.
- Vous allez me suivre au commissariat ; tous les trois… Est-ce que les autres membres de la secte pourront survivre à votre absence ?
- Vous allez nous retenir longtemps ? s’inquiéta Motzon.
- Ça dépendra de vous. Uniquement de vous et des réponses que vous apporterez à mes questions. Et j’ai beaucoup de questions à vous poser. Maintenant, si vous voulez bien prendre place dans ce véhicule sans faire d’histoire…
Erno les invita à grimper dans la 4x4 en battant des mains, comme s’il s’agissait de volailles à faire entrer au poulailler. Le 4x4 de la gendarmerie prit la route du retour, avec trois passagers de plus qu’à l’aller. Trois passagers qu’Erno examina durant tout le trajet. La nuit promettait d’être longue. Une de plus.


Erno passa la nuit entière à interroger séparément François Motzon, Michel Fressoz et Axelle Buy. Avec l’aide de Jacquemont et de Roque. Une nuit entière pour devoir consentir à les relâcher au petit matin. Certes, Motzon, Fressoz et Buy avaient menti. Erno ne savait pas sur quoi, mais ce n’était pas à propos du meurtre de Sylvie Fournieux. Il garderait un œil sur eux. Il leur garderait un chien de sa chienne. Il irait leur chercher des poux dans la tête plus tard, une autre fois, après la découverte de l’assassin de Sylvie Fournieux.
Erno se demanda seulement quand. Pour toute réponse, il fut tenté de pousser un hurlement d’impuissance.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:32

Jocelyn Pecq préféra se déplacer pour parler à Robert Chainay. Une fois encore, Pecq se méfiait du téléphone.
Mais pas question qu’ils se retrouvent à la mairie d’Aigueton. Pecq se méfiait aussi d’Erno. Ce putain de commissaire était bien capable d’établir une surveillance vingt quatre heures sur vingt quatre sur sa personne.
Pecq donna rendez-vous à Chainay dans le meilleur restaurant de Chambéry. Pecq se dit que, une fois installés dans un salon privatif, ils seraient à l’abri des regards et oreilles indiscrètes.


Chainay attendait depuis dix minutes quand Pecq le rejoignit. Pas de poignée de main inutile. Pas de préambule.
- Que se passe-t-il encore ? se lamenta Chainay. Il suait à gros bouillons ; et pas seulement à cause de la chaleur.
- J’ai reçu la visite du commissaire Erno, répondit Pecq en déposant un pouce de foie gras sur un toast chaud ; malgré la chaleur.
Chainay s’étouffa dans son verre de Lafaurie-Peyraguey.
- Je l’ai croisé lors de réceptions, s’affola Chainay. Notamment lors de son installation. Il trimballe une réputation de véritable fouille-merde. Ambitieux ! Anticonformiste ! Incontrôlable ! Qu’est-ce qu’il te voulait ?
Pecq mordit dans son toast. Calmement. Il mastiqua sans se presser.
- Me parler du chèque que j’ai remis à Sylvie… finit-il par lâcher.
Chainay sanglota. Chainay laissa s’échapper une plainte misérable.
- Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
- Pour l’instant, rien de compromettant. Et toi ? Erno ne t’a pas contacté ?
Chainay blêmit. Chainay frissonna ; malgré la chaleur.
- Et pourquoi chercherait-il à me contacter ?
Pecq dévoila une rangée d’incisives gourmandes.
- Mais parce que s’il commence à fouiner parmi mes relations, ton nom va gicler en rouge sur tous ses rapports…
Chainay posa la main sur son cœur, chercha à en contenir les palpitations.
- Qu’est-ce que tu me conseilles ?
- De me faire confiance, mon vieux Robert. Comme toujours : tu te tais et tu me fais confiance…
Les mâchoires de Jocelyn Pecq claquèrent sur son toast chargé de foie gras.
Malgré la chaleur, Pecq conservait son sang-froid.
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:48

Erno étudiait le rapport d’enquête opérée sur les comptes de Jocelyn Pecq. Comptes personnels comme les comptes professionnels. Erno se perdit parfois entre toutes les sociétés de la holding ; s’égarait dans l’enchevêtrement des multiples comptabilités. Erno chercha à se concentrer sur les conclusions de la brigade financière de Grenoble.
Malgré l’absence d’irrégularités flagrantes, une présomption de malversations multiples découlait de l’opacité recouvrant certains bilans. L’existence de caisses noires était probable ; le versement de pot-de-vin presque certain. Mais quelles activités masquaient ces agissements illicites ? La brigade financière listait plusieurs pistes crédibles :
- fraude fiscale,
- pratiques commerciales illégales,
- trafic d’influence pour l’obtention de permis de construire,
- délit d’initié en matière de spéculation immobilière,
- délit d’initié en matière de spéculation boursière,
- emploi de main-d’œuvre non déclarée,
- financement occulte de campagnes électorales,
- trafic de viande bovine frappée par l’embargo de la CEE,
- trafic de vin frelaté en provenance d’Autriche (1/3 jus de raisin, 1/3 eau, 1/3 gazole),
- blanchiment d’argent.
La liste des possibilités offertes par l’incroyable maillage financier des comptes de la holding était ductile à l’infini. Un labyrinthe tel que le rapport envisageait un complément d’enquête d’au moins une année avant d’espérer y voir tout à fait clair.
Une chose semblait certaine : Pecq laissait peu de liberté à ses services financiers. Il avait monté son réseau seul, et en gardait l’entier contrôle. Nulle part n’apparaissait le nom d’un homme de confiance. Pecq était un solitaire. Pecq était à ce titre dangereux. Pourtant, Erno entrevoyait des failles.
En premier lieu, la fortune de Pecq provenait de son mariage avec Marthe Leyat ; unique héritière de la plus importante fortune locale de l’après-guerre ; fortune bâtie sur la ferblanterie alors prospère dans les Bauges.
Puis, et surtout, il y avait ce chèque établi à l’ordre de Sylvie Fournieux. Erno butait sur l’obstacle ; ne comprenait pas pourquoi Pecq n’avait pas versé la somme en liquide si la transaction devait rester secrète… L’énigme du chèque constituait à coup sûr l’une des clés de l’affaire, en ce qu’elle concernait Pecq…
Erno sécha sur la question tout le reste de la journée, jusqu’au coucher. Malgré l’apport supposé bénéfique de plusieurs Campari-soda…
Erno se coucha après avoir dîné léger et achevé la bouteille de Campari. Sans trop y croire, il espéra que la nuit lui apporterait conseil.
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:49

MmmmMMM j'aime ce roman, le Campari et Egon Schiele!!!! pas drôle ça
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:49

Le lendemain matin, le point d’interrogation s’affichait intact, insolent et prévisible. Aussi prévisible que sa légère gueule de bois. « La nuit porte conseil »… Erno haussa les épaules et alla ruminer sous la douche son aversion des proverbes et autres dictons. Il en trouva un seul présentant quelque résonance bien réelle en ratissant ses joues des trois lames de son rasoir. Un dicton rapporté par Jacquemont : « Mieux vaut dix taupes dans son jardin qu’un Baujus comme voisin ». Depuis le printemps, Erno avait pu apprécier le caractère difficile de ces montagnards, si longtemps prospères et protégés au cœur de leur imposant massif calcaire. Un massif encore d’accès malaisé en ce début de vingt-et-unième siècle (emprunter une seule fois la route de Chambéry à Lescheraines par mauvais temps suffisait pour s’en convaincre). Le caractère farouche des Baujus représentait pour Erno une source supplémentaire de pessimisme quant à la résolution dans des délais raisonnables de l’affaire Sylvie Fournieux.
Pendant son petit-déjeuner, Erno examina une fois encore le rapport sur Jocelyn Pecq qu’il avait emmené du bureau. De la pointe de son vieux Critérium, il souligna le nom de Robert Chainay. Le maire d’Aigueton figurait parmi les actionnaires de la holding. Le nom de Robert Chainay apparaissait aussi parmi les relations connues de Pecq, à la rubrique « amis d’enfance ». Erno en était à point tel que toute coïncidence s’avérait suspecte.


Erno s’habilla léger. La journée s’annonçait accablante. A tout point de vue. Arrivé au commissariat, Erno appela Jacquemont.
- Ce matin, nous allons embêter un notable local : Robert Chainay.
- Le président du Conseil Général ?
- Lui-même ! Tu me prépares un topo sur cet édile et tu me rejoins dans une heure.
Sitôt dit, Erno tenta de décrocher un rendez-vous avec Robert Chainay. Une fois, deux fois, trois fois, cinq, dix… « Monsieur le Maire n’est malheureusement pas disponible » ânonnait à chaque appel son secrétaire… Erno aurait dû s’agacer. Il en sourit, au contraire.
- Et ce week-end ? proposa Erno au treizième appel. Le secrétaire prétexta un déplacement en vue d’élections prochaines. Erno sourit. « La semaine suivante ? » Le secrétaire ne se mouilla pas, conseilla à Erno de rappeler le lundi suivant…
Erno s’imagina sans peine le secrétaire se retournant sitôt le téléphone raccroché vers un Chainay qui, n’ayant rien perdu de la conversation par le haut-parleur, avait guidé les réponses par gestes et grimaces éloquentes.
Puis Erno reprit le téléphone. Une quatorzième fois. Erno essaya quelque chose. Un coup. Le coup réussit. Erno sourit un peu plus large encore. Coup d’œil à sa montre. Un quart d’heure avant l’arrivée de Jacquemont. Erno sortit bloc de feuilles, crayons et gomme. Il appointa la mine 2B. Il esquissa la silhouette d’une femme nue, jambes ouvertes. Il appliqua les ombres, de son crayon tenu à plat, balayant le papier. Puis il zébra le visage de la femme. Erno se redressa ; jaugea son dessin ; trouva la ressemblance avec Delphine Pécloz satisfaisante. Erno froissa la feuille dans sa main et balança la boule de papier dans la corbeille. Penser à Delphine Pécloz le mettait mal à l’aise.


Jacquemont frappa à la porte et entra aussitôt. Dans ses mains le dossier demandé sur Chainay. Erno le prit et le compulsa avec attention. A la fin, il le rendit à Jacquemont.
- Tu sais que je viens de passer trois quarts d’heure au téléphone sans pouvoir obtenir de rendez-vous avec ce monsieur ?
- Il est peut-être très occupé… Président du Conseil Général, ça vous paraît anormal ?
- Mieux qu’anormal : suspect. Figure-toi qu’après avoir essuyé je ne sais combien d’échecs, j’ai appelé son secrétariat en modifiant ma voix. Je me suis fait passer pour un administré d’Aigueton en conflit avec son voisinage pour une affaire de bornage cadastral… Affaire de la plus haute importance, tu peux en juger… Cet administré fantôme a rendez-vous avec Monsieur le Maire cet après-midi à 14 heures…
- Pas si surchargé que ça, son emploi du temps, donc…
- C.Q.F.D., Jacquemont.
- Qu’allez-vous faire ?
- Me rendre à ce rendez-vous, à 14 heures tapantes !
- Il va mal le prendre…
- Et alors ? Qu’il porte plainte devant le juge ! Non, ma seule crainte est qu’il soit complice de Pecq et qu’il contacte ce dernier…
- Pecq est sur écoutes…
Erno pinça sa lèvre inférieure entre pouce et index, se modelant une moue dubitative.
- Ils ne sont pas idiots, l’un et l’autre. S’ils s’appellent, ce ne sera pas sur leurs propres lignes…
Erno proposa une bière à Jacquemont. Erno se leva, tendit une boîte à l’inspecteur, se confectionna un Campari-soda. Le mal par le mal… Toast muet.
- Tu m’accompagneras cet après-midi. En attendant, fais le point avec l’équipe qui surveille Tardivel. J’aimerais lui rendre visite en fin de journée…


Erno avait vu juste : Chainay contacta Pecq aussitôt achevé le bombardement téléphonique d’Erno. Selon une méthode convenue : Chainay somma Pecq de le rappeler. Pecq composa alors le numéro de la cabine implantée devant la mairie. Chainay rendit compte des appels d’Erno. Pecq écouta. Pecq fixa à son vieil ami un point de rencontre éloigné de toute curiosité : une ancienne scierie hydromotrice désaffectée ayant appartenu à sa belle-famille. Rendez-vous en début d’après-midi.
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:50

Bellecombes, village perdu au cœur des Bauges perdues. La scierie était située quelques kilomètres en amont du village. Chainay connaissait. Pecq et lui s’y étaient déjà rencontrés pour fomenter en toute discrétion quelques malversations. La route escarpée se terminait en chemin pierreux. L’usine avait fonctionné jusqu’à ce que la nécessité d’acheminer le bois par camion avait grevé sa rentabilité. Les installations avaient alors été abandonnées et l’usine implantée en aval.
Chainay dut garer son automobile à sept cents mètres du point de ralliement. Chainay ahana jusqu’au bâtiment en bois. Chainay consulta sa montre : 14h32. Il était à l’heure. Il traversa un pont en bois léger. Pecq surgit à l’angle de la scierie. Chainay sursauta.
- Tu m’as fait peur ! Je n’ai pas vu ta voiture, j’ai cru être le premier arrivé !
- Je me suis arrêté en amont, expliqua Pecq. J’ai pris par un sentier à travers la forêt.
Chainay s’épongea le front. L’endroit était sinistre.
- C’est vraiment pas un nid d’amour, ce coin !
- On n’est pas là pour parler d’amour non plus, Robert…
Chainay se força à sourire. Pecq poussa la porte disjointe et pénétra dans l’ancienne scierie.
- Alors, qu’est-ce que t’a dit le commissaire ?
- Rien du tout… Il a juste insisté pour obtenir un rendez-vous.
- Et tu lui en as accordé un ?
- Je lui ai fait répondre de rappeler lundi prochain. J’ai voulu gagner du temps, tu comprends ? Mais je ne pouvais pas refuser de le recevoir encore longtemps. Cela paraîtrait suspect…
- Tu as bien fait, dit Pecq. Tu as bien fait, mais il me faut prendre certaines dispositions à présent. Tu me comprends ?
Chainay recula. Le sourire de Jocelyn Pecq lui faisait peur. Les dispositions dont il parlait lui semblaient résonner comme une menace.
Chainay n’eut pas le temps de réfléchir plus à question. Pecq s’empara d’une lourde pièce de mélèze. Pecq marcha sur Chainay. Pecq frappa Chainay à l’abdomen. Chainay s’écroula dans un râle, sans toutefois perdre connaissance.
Pecq ligota Chainay et le hâla jusqu’aux crochets qui servaient autrefois à maintenir les troncs d’arbres sur le billot mobile.
Chainay se débattit en pure perte. Le coup de matraque l’avait sonné. Et même en pleine forme, Chainay n’avait jamais été de taille à lutter contre Pecq.
Robert Chainay, maire d’Aigueton, président du Conseil Général de Savoie, se retrouva pieds et poings liés face à huit scies, désormais rouillées, utilisées jadis au débitage transversal. Bien que terrorisé, il se demandait où voulait en venir son « ami ». Avait-il l’intention de le laisser mourir d’inanition en ce lieu abandonné ? Il devait exister mille endroits aussi discrets dans toutes les Bauges. Et pourquoi avoir installé à ses côtés, sur le billot, un fût de sapin ?
Pecq tapota la joue de Chainay. Chainay esquissa un sourire. Pitoyable. Pecq sortit de la scierie.
Chainay se sentit abandonné. Chainay se sentit en danger. Il cria. Seul le silence habité des mille bruissements de la forêt lui répondit.
Quelques minutes plus tard, Chainay entendit un torrent couler sous le bâtiment. Il refusa de comprendre. Mais il comprenait : quelqu’un avait ouvert la prise d’eau en amont et celle-ci, guidée par le bief, se ruait sous la roue à aubes commandant le mouvement de va-et-vient vertical des scies. Quelqu’un. Pecq. Pecq qui revint bientôt auprès de Chainay.
- Je suis désolé, Robert. Franchement désolé…
Puis Pecq abaissa le levier qui mit en branle dans un fracas assourdissant le cadre en bois supportant les huit scies. Celles-ci atteignirent bientôt une vitesse telle que leur course en devint imperceptible.
- Je l’ai remise en état tout seul ! hurla Pecq. Personne ne se doute qu’elle fonctionne à nouveau à merveille ! Si tu savais combien de services cette vieille scierie m’a rendus ! Personne ne t’entendra crier ! Tu vas tomber en neuf petites tranches dans l’espèce de grosse cuvette en bois pleine de sciures ! Puis la sciure du fût de sapin fixé derrière toi viendra recouvrir tes neufs petits morceaux tout en absorbant la moindre goutte de ton sang ! De la belle ouvrage, Robert ! Comme toujours avec moi ! Tu le sais !
Pecq débloqua le frein puis abandonna Chainay après une révérence cynique ponctuée d’un rire outrancier.
Le billot libéré entama sa lente course vers les lames d’acier. La mécanique du système était simple. Simple et implacable. Le cadre de bois suivait une course verticale par allers et retours de moins d’un mètre. Des allers et retours de plus en plus rapides. Une griffe d’acier, fixée à une barre posée en oblique sur un côté du cadre, accrochait à chaque descente la dent d’une roue crantée, la remontait de quelques centimètres puis la libérait pour accrocher la dent suivante. La roue crantée commandait ainsi l’avancée lente du billot vers les huit scies parallèles.
Chainay, ligoté sur le billot, se rapprochait des lames à chaque seconde, centimètre par centimètre. Un mouvement lent et continu, gage d’une coupe parfaite. Pour la première fois de sa vie, Robert Chainay ne laissa pas la panique le submerger. Pour la première fois de sa vie, Chainay domina sa peur, analysa les données d’un problème avec lucidité. Cinq minutes à peine le séparaient des premières morsures des scies. Comme l’avait affirmé Pecq, crier ne lui servirait à rien: il n’y avait personne dans les environs et le vacarme de la scierie couvrirait ses appels au secours. Chainay concentra ses efforts sur la corde qui servait à désengager la griffe crantée. S’il parvenait à s’en saisir, il pourrait interrompre sa progression vers les scies. Ce ne serait pas simple. Pecq savait faire des nœuds. Chainay se trémoussa de toutes ses forces. Desserrer l’étreinte. au moins dégager un bras et saisir cette foutue corde. Mais Pecq savait vraiment faire des nœuds. Chainay renonça après quelques minutes d’efforts inutiles. Chainay renonça et il lui restait peu de temps avant de sentir les huit lames pénétrer ses chairs et les trancher jusqu’à l’os ; puis trancher l’os.
Soudain, Chainay prit conscience que sa tête était libre de toute entrave et que la corde n’en était qu’à quelques centimètres. Chainay allait s’en saisir avec les dents !
Une fois, deux fois, dix fois, Chainay tenta de refermer ses mâchoires sur le chanvre. En vain. Chainay était en eau. Chainay serait bientôt en sang… L’image décupla ses forces. Les cervicales à la limite de la rupture, il perçut le goût de la corde sur sa langue. Ses dents se refermèrent dessus. Il ne lui restait plus qu’à lui imprimer une secousse vers le haut pour dégager la griffe de la roue crantée. Chainay essaya vingt fois ; ou cent… Echec. Ses forces s’amenuisèrent. Un bruit sinistre lui hérissa le poil. Une des scies venait d’entamer le cuir de sa chaussure droite.
Chainay gémit, désespéré. Il avait réalisé le plus difficile en happant la corde avec ses dents, il n’allait pas échouer si près du but ? Du sang lui coulait aux commissures des lèvres.
Chainay donna toutes ses forces pour un ultime mouvement de tête.
Chainay joua sur un coup sa dernière chance de survie.
La corde lui échappa. Chainay avait perdu. Chainay commença à pleurer. Les huit lames, insensibles à ses hurlements, allaient le trancher en neuf parts qui tomberaient dans la grande cuvette en bois à moitié remplie de sciure.
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:51

Erno hurla de rage. Ils venaient de perdre Chainay dans la traversée de Bellecombes.
La filature avait commencé lorsque, arrivant devant la mairie d’Aigueton pour le « vrai-faux » rendez-vous de 14 heures, Erno et Jacquemont avaient croisé Chainay au volant de sa Renault Ssanda.
Erno avait ordonné à Jacquemont de le suivre, mais Jacquemont avait devancé l’ordre et joué aussitôt du frein à main. Depuis son mobile, Erno avait téléphoné à la mairie pour annoncer qu’il serait en retard à son rendez-vous. Simple ballon d’essai. Chainay aurait pu indiquer à son secrétariat où il allait. Cela ne donna rien. Personne ne savait où avait filé le maire.
Erno et Jacquemont s’engagèrent sur la route d’Aix-les-Bains, à distance raisonnable de la Ssanda. Jacquemont connaissait son boulot. Jacquemont connaissait l’art de la filature. Tout s’était bien déroulé jusqu’à Bellecombes. Là, au beau milieu du village, un carrefour proposa ses quatre directions sans qu’Erno ni Jacquemont n’aperçurent l’arrière de la Ssanda. Et chacune des routes disparaissait dans un virage à moins de cent mètres du carrefour. Erno et Jacquemont s’engagèrent à tout hasard droit devant eux. De la main, index tendu, Erno fit comprendre à Jacquemont d’accélérer.
Coup de patin cinq minutes plus tard, à l’amorce d’une longue ligne droite : pas de Chainay en vue. Ils n’avaient pas pris la bonne direction.
Demi-tour et retour à Bellecombes. Pied au plancher. A droite au carrefour. Toujours au hasard. Une fois encore, ils comprirent après quelques kilomètres qu’ils s’étaient trompés ; qu’ils n’avaient pas attiré la chance sur eux.
Demi-tour. Direction : la seule route qu’il leur restait à explorer. Ils accusaient maintenant un sacré retard. L’espoir était infime de rattraper Chainay.
Et soudain Jacquemont cria. Jacquemont indiqua la Ssanda garée dans un chemin à droite de la route. Erno retint Jacquemont de s’engager sur le chemin et lui dit de poursuivre sa route. Jacquemont obéit. Jacquemont demanda pourquoi. Erno lui expliqua qu’il avait cru voir Jocelyn Pecq au milieu du chemin, se dirigeant vers la voiture de Chainay.
Jacquemont s’arrêta un plus haut. Courbés en deux, Erno et Jacquemont rebroussèrent chemin. Ils s’approchèrent ainsi à cinquante mètres de Pecq. Ce dernier les aperçut alors. Il accusa une seconde de stupeur puis s’enfuit à grandes enjambées à travers la forêt.
Erno cria : à Jacquemont de le suivre ; à Pecq de s’arrêter. Erno ne se fit aucune illusion : Pecq ne ralentirait pas. Erno et Jacquemont se séparèrent afin de balayer un secteur plus large. Le bruit de la course de Pecq les renseignait sur la direction à suivre. Pour l’instant, Pecq tirait tout droit. Pecq dévalait la pente raide. Le fond de la vallée était encore éloigné. Erno se demanda quelle stratégie adopterait Pecq en atteignant la rivière : remonter l’autre versant ou suivre le cours du nan ? Réponse à la question d’Erno : un coup de feu et une balle qui siffla à ses oreilles. La partie devenait sérieuse. Pecq était dangereux. Erno l’avait deviné dès leur première rencontre. Erno savait que Pecq ne reculerait plus ; que rien ni personne ne saurait le raisonner.
Erno sortit son revolver de son étui. Erno, par petits bonds, se déplaça d’une dizaine de mètres sur sa gauche et s’abrita derrière un rocher. Erno attendit. Erno étudia le silence soudain de la forêt. Bruits de pas sur la droite. Sans doute Jacquemont rappliquant sur secteur après avoir entendu le coup de feu. Erno aurait aimé pouvoir dire à Jacquemont de rester là où il était et ne pas s’offrir en cible à Pecq. Mais Erno aurait alors dévoilé sa propre position. La silhouette de Jacquemont se découpa à cinquante mètres d’Erno. Erno siffla ; du bras lui fit signe de sa baisser. Un coup de feu explosa sous la voûte des arbres. Jacquemont s’écroula sans un cri. Erno se mordit l’intérieur des joues. Erno étouffa un juron. Il concentra son énergie puis déboula jusqu’à Jacquemont en vidant son chargeur dans la direction supposée de Pecq. Aucun tir de riposte. Erno se jeta à terre aux côtés de Jacquemont inanimé, blessé à la cuisse gauche. Pantalon rouge de sang, mais l’artère fémorale n’était pas touchée. Si Jacquemont demeurait KO, c’était suite à sa chute : sa tête avait heurté une souche. Erno prit son pouls: le cœur battait régulièrement. La blessure à la cuisse devait être bénigne.
Rassuré, Erno scruta la forêt en dessous de lui. Rien. Il commençait à se convaincre que Pecq avait filé lorsqu’une branche craqua. Derrière lui. Erno se retourna. Pecq se dressait face à lui, arme au poing.
- On dirait une fin de partie, commissaire… D’une seconde à l’autre, mon doigt va presser la détente… Et vous allez mourir.
Erno n’avait pas le cœur à entamer la conversation, comme dans un bon roman policier anglais d’entre les deux guerres mondiales. Non. Erno savait que Pecq avait raison : dans quelques secondes, il serait mort. Erno n’avait qu’à attendre. Il n’eut pas le courage de regarder en face le canon de l’arme par où jaillirait l’instant fatal. Il ne ferma pas les yeux non plus, ni n’entreprit une vaine prière. Erno posa son regard sur le sol. Aucune idée précise ne vint se fixer dans son esprit, aucun défilé d’images déroulant le fil de son existence comme l’aurait voulu la tradition littéraire… Son subconscient devait travailler dur pour nier l’implacable réalité.
Une explosion mate. Erno ferma les yeux. Nulle douleur, nulle souffrance, mais les battements de son cœur qui pompait comme la big bass drum de Charlie Watts. Erno rouvrit les yeux. Erno vit une fumée légère qui dansait depuis le canon de l’arme. Celle de Jacquemont, pas celle de Pecq. Pecq gisait le nez contre le sol, aplati dans l’humus, ainsi qu’Erno venait d’imaginer achever sa propre existence. Jacquemont sourit. Erno soupira de reconnaissance. Ils échangèrent un long regard, le regard incrédule de ceux qui reviennent de loin.
- Tu t’es réveillé au bon moment… Je noterai dans le rapport que tu possèdes un esprit d’à propos des plus précieux !
Jacquemont se dressa à demi, se frotta la nuque, palpa sa bosse puis sa cuisse. Erno s’approcha de Pecq.
- En plein dans le mille !
- Mort ?
Erno s’empara de l’arme de Pecq, porta deux doigts à sa jugulaire.
- Raide. C’est ton premier ?
- Oui.
Erno comprenait la forme d’accablement qui s’emparait de Jacquemont. Même en cas de légitime défense, tuer n’était pas donné. Même tuer un salaud de l’espèce de Pecq. Jacquemont se préparait quelques beaux cauchemars. Erno savait obscurément ce qu’il aurait dû dire à Jacquemont pour l’aider à surmonter le choc. Mais les mots restaient dans sa gorge, coincés ; les belles phrases se confinaient en ses méandres cérébraux sans jaillir autrement qu’en l’état de louables intentions. Erno n’était pas un homme de paroles, surtout pour traduire une émotion. Erno chercha refuge dans le pragmatisme. Il fouilla Pecq. Ne trouva rien et se retourna vers Jacquemont :
- Tu vas pouvoir remonter jusqu’à la voiture ?
- En m’appuyant sur votre épaule, ça va aller, diagnostiqua Jacquemont.
Ils rejoignirent la route une bonne demi-heure plus tard. Jacquemont s’écroula sur le capot de la Ssanda appartenant à Chainay. Erno poursuivit jusqu’à leur véhicule et revint se garer juste à côté. Appel au commissariat pour qu’on lui envoie deux hommes et une ambulance.
- Ça ira ? demanda Erno.
- Ça ira…
- Et celui-là – Chainay - où est-il passé ? fit Erno au bout d’un instant.
Jacquemont haussa les épaules. Erno regarda tout autour de lui, se redressa.
- Tu m’attends. Je vais voir où conduit ce chemin.
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:51

Erno déboucha cinq minutes plus tard devant l’ancienne scierie. A voir son délabrement, il trouva curieux de l’entendre fonctionner. Erno s’approcha. Erno poussa la porte à moitié pourrie. Huit larges scies couraient à vide. Erno étudia le mécanisme rudimentaire ; se pencha par dessus la trappe et entrevit la roue à aube. Erno ressortit. Erno appela. Aucune réponse.
Retour auprès des scies. Erno chercha à arrêter la machine et son vacarme assourdissant. Soudain une évidence jaillit : on avait scié du bois récemment : l’odeur fraîche de résineux ne laissait aucun doute. Erno s’approcha d’une cuve en bois. Confirmation : la sciure était fraîche. Erno se retourna, ayant cru entendre des pas derrière lui : personne. Sans doute était-ce la porte qui avait grincé sous un courant d’air.
Erno examina la cuve pleine à ras-bord de sciure blonde et tendre, une poudre aux senteurs puissantes, comme chargé de vertus ancestrales. Erno en cueillit une poignée, la porta à ses narines. Il huma le concentré de résine, les yeux clos. Les rouvrant, un éclat lumineux accrocha son attention. Erno se pencha. Un fragment de métal doré était tombé dans la sciure. Erno s’en saisit. Erno se retrouva avec la main et l’avant-bras gauche de Chainay dans les mains. Erno le relâcha et vomit.


Erno retourna aux voitures. Jacquemont donnait ses instructions aux ambulanciers et policiers tout juste arrivés sur les lieux ; envoyait récupérer le corps de Jocelyn Pecq. Un médecin nettoya la blessure de Jacquemont. Jacquemont grimaça. Le toubib planta sa seringue dans le gras de la cuisse. Jacquemont serra les dents. Erno vint se poser contre le capot de l’ambulance.
- Ça va patron ? Vous avez l’air tout chose ? Vous avez trouvé Chainay ?
- Pour l’avoir trouvé, je l’ai trouvé… Mais j’y ai mis le temps : monsieur jouait à cache-tampon…
Les sourcils de Jacquemont formulèrent son incompréhension.
- Figure-toi que pour brouiller les pistes, Chainay s’est mis en quatre – en neuf pour être plus précis.
Les sourcils de Jacquemont s’arrondirent d’un cran supplémentaire.
- Je t’explique : Robert Chainay a été découpé en neuf morceaux dans l’ancienne scierie désaffectée qui se trouve à cinq cents mètres d’ici.
L’incrédulité transformait le visage de Jacquemont en portrait cubiste.
- Je sais, Jacquemont, ça paraît incroyable…
Un long moment de silence. Puis Erno lâcha, d’une voix fatiguée :
- La mort me devient pénible à fréquenter…
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:52

Erno accompagna Jacquemont à l’hôpital ; puis rentra au commissariat. Erno demanda au labo que soient rapprochées les empreintes de Chainay et de Pecq avec celles relevées dans l’appartement de Sylvie Fournieux.
Erno était certain que les deux hommes avaient, d’une façon ou d’une autre, fréquenté Sylvie. Erno espérait qu’elle les avait reçus chez elle. Erno voulait croire qu’ils y avaient laissé leurs empreintes ; des empreintes exploitables. Erno ne voyait que ça pour contenir pendant quelques jours la presse et le juge d’instruction. Erno alla rendre compte des événements de la journée dans le bureau de ce dernier. Le juge ne cacha pas sa contrariété.
- Le Président du Conseil Général et l’un des acteurs économiques parmi les plus influents du département, morts tous les deux dans la même journée, ça fait beaucoup… Ça fait trop, commissaire.
Erno observa le juge. Les traits anguleux, l’homme arborait un collier de barbe si clairsemé qu’il en avivait la physionomie maladive du magistrat. Ce n’était qu’une apparence. Erno le savait. Le juge ne souffrait d’aucune affection. Sinon à considérer la médiocrité et le manque de courage comme pathologiques.
- Chainay et Pecq sont carrément morts dans la même heure, ironisa Erno.
- Vous me fatiguez, commissaire… Allez expliquer à la presse comment Jocelyn Pecq est mort : sous les balles de votre inspecteur ! Et où est-il celui-là ? Déjà à la pêche à la médaille ? A fêter son « exploit » au comptoir des tontons flingueurs ?
- L’inspecteur Jacquemont se fait soigner à l’hôpital, monsieur le juge. Pecq l’a canardé sans sommation et il a pris une balle dans la cuisse.
Le ton d’Erno était assez violent pour se substituer au direct au foie qu’il avait un instant envisagé d’adresser au juge. Ce dernier en prit conscience.
- Passons…
Erno ne passa pas. Erno poussa son avantage.
- Je peux aussi divulguer à la presse comment Pecq a assassiné Robert Chainay !
- Vous avez des preuves ? couina le juge.
- Des empreintes accablantes relevées à la scierie ; le véhicule retrouvé dissimulé en bordure de route à deux cents mètres de la même scierie ; l’attitude de Pecq à notre arrivée ; le témoignage du secrétaire de Chainay confirmant l’appel de ce dernier à Pecq juste après ma demande de rendez-vous, ce matin même… Je continue ?
- Comment expliquez-vous que Pecq ait commis cette erreur de faire disparaître Chainay alors que vous deviez le rencontrer ?
- Justement : Pecq ignorait mon « vrai-faux » rendez-vous de 14 heures… Officiellement, je devais rappeler lundi prochain. Pecq, averti par Chainay, pensait disposer d’une petite semaine de tranquillité… Comment s’apprêtait-il à utiliser ce laps de temps ? Nous ne le saurons plus… Sur ce point, je regrette autant que vous la disparition de Pecq.
Le juge se racla la gorge. Son ton se radoucit.
- Je veux bien l’admettre : Pecq a assassiné Chainay. Mais pourquoi ?
Erno se retint d’applaudir devant la pertinence de la question. Mais son soupir en dit aussi long.
- Chainay devait en savoir trop…
- Evidemment ! fit le juge en cherchant à rattraper sa question navrante. Chainay devait en savoir trop… au sujet du meurtre de Sylvie Fournieux ?
- Ça… répondit Erno en laissant ses bras claquer contre ses cuisses. C’est la question à mille euros ! Pecq connaissait Sylvie. Chainay aussi sans doute. Quels étaient leurs rapports ? Nous pouvons les supposer sexuels – sans ironie aucune – mais encore ? Cela n’établit aucun lien formel entre les deux hommes et la mort de Sylvie Fournieux. Rien ne permet de suspecter l’un des deux hommes d’avoir été son assassin. Et selon quel mobile ? Nous ne possédons qu’un chèque de 35000 euros établi par Pecq au bénéfice de Sylvie. Un chèque qu’elle n’avait pas encaissé… Et la panique de Pecq lorsque nous avons commencé à tourner autour de lui ne prouve pas qu’il l’a tuée…
- Alors ? Quelles sont vos autres pistes ?
Erno se pinça le lobe de l’oreille droite.
- Les zozos du « Nouveau Pardon » et Jean-Louis Pécloz… Mais, pour les avoir interrogés, je ne crois guère à leur implication dans le meurtre de Sylvie Fournieux. Pécloz ne craint qu’une chose : que sa femme apprenne sa liaison avec la victime ! Quant à Motzon et sa bande, je les ferai tomber pour un autre délit plus tard, sans doute. Je suis certain qu’ils ont quelque chose de sérieux sur la conscience. Mais je suis aussi certain qu’il ne s’agit pas du meurtre qui nous intéresse…
- Bref, vous êtes au point mort, persifla le juge.
Erno aurait juré que le juge s’était trémoussé d’aise.
- L’expression est heureuse, monsieur le juge, répliqua Erno en lieu et place du « pauvre con » qui lui avait, l’espace d’une seconde, brûlé la langue. Mais en fait, vous avez raison, poursuivit-il. C’est pourquoi, j’envisageais d’aller rendre visite à Tardivel, l’ancien employeur de Sylvie ; et pourquoi aussi, avec votre permission, je vais vous laisser, monsieur le juge.
Erno quitta le bureau du juge. Erno se sentait las. Erno savait que son mépris affiché pour le juge ne jouerait pas en sa faveur. Erno œuvrait en première ligne. Le moindre faux pas pouvait être exploité contre lui par ce petit merdaillon de magistrat.
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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:52

Coup d’œil à sa montre. Il était l’heure de dîner. Erno s’en alla à pied à travers le centre-ville ; chemina par les ruelles hautes et étroites, fuyant les larges boulevards accablés de chaleur. Depuis son arrivée au printemps dernier, Erno éprouvait une curieuse sensation à marcher dans cette ville. Etait-ce de la savoir bâtie sur pilotis ? Une impalpable insécurité ponctuait chacun de ses pas, comme s’il aurait suffit d’un rien, d’une infime secousse sismique, pour que la cité se noie dans le marais qui abritait ses fondations… Une sorte de Californie alpestre et miniature en attente de son Big One…
Erno poussa la porte d’une pizzeria où il avait quelques habitudes. Un calme propre aux soirs de semaine y régnait, à peine contrarié par un maigre afflux de touristes. Erno s’installa au fond de la salle ; commanda une calzone. Tout le repas durant, l’affaire Fournieux occupa ses esprits. Un vin de mondeuse affichant quelques belles années de cave et un honnête reblochon ne parvinrent pas à soustraire Erno de ses sombres réflexions.
Vers neuf heures et demie, Erno salua le patron de la pizzeria. Il se dirigea d’un pas tranquille vers « Le Quatre Sans Cul ». L’ambiance du troquet différait sensiblement de celle de la pizzeria. Il s’agissait pourtant de deux établissements s’adressant à la même clientèle « modeste ». Mais, au « Quatre Sans Cul », l’on y était entre habitués. Tardivel ne servait pas de repas. Ceux qui fréquentaient les lieux à ces heures s’apparentaient à d’étranges oiseaux se préparant une longue nuit de palabres, d’alcool ou de jeu ; et d’ennui.
Erno s’avança jusqu’au comptoir. Tardivel lui tournait le dos, occupé à réapprovisionner sa machine à café. Lorsqu’il remarqua la présence d’Erno, Tardivel eut un haut-le-corps. Tardivel tendit néanmoins la main à Erno. Poignée ferme, mieux assurée que son sourire. Mais Erno n’en tira aucune conclusion : il comprenait fort bien que le bonhomme n’éprouve aucun plaisir à voir surgir un commissaire de police enquêtant sur le meurtre de son employée.
Erno commanda un Campari-soda. Quelle que soit l’heure, Erno marquait sa préférence pour le mélange doux-amer.
- Vous avez du monde comme ça tous les soirs ? s’informa-t-il.
- Pas toujours, grommela Tardivel.
Le patron s’excusa. On lui réclamait quatre demis à une table où la tierce belotée s’annonçait à grands cris.
Erno se retourna. Adossé au comptoir, il examina les clients, table après table. Jusqu’à ce que son regard se pose sur un visage connu, un visage qui le fixait avec un large sourire. Erno encaissa sa surprise. Puis il attrapa son Campari-soda et vint s’asseoir en face de l’homme, installé derrière un monumental verre de cognac.


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MessageSujet: Re: La tanne froide. Philippe P.   La tanne froide.  Philippe P. Icon_minitimeOctobre 6th 2008, 13:53

- Ne me dites pas qu’il s’agit d’une coïncidence, Saint Calais…
- Je vous demande pourtant de le croire, Erno… fit Dominique Saint Calais, ancien patron du Cube – branche des services secrets français – mis à la retraite anticipée à la suite d’une mission ratée ayant impliqué Frédéric Erno, frère du commissaire .
- Vraiment ?
- Je fréquente cet établissement assez régulièrement depuis que je vis retiré sur mes terres. Ma famille possède un château non loin de Chambéry, depuis 1834.
- C’est curieux : je n’imaginais pas un personnage de votre standing ayant ses habitudes dans ce genre d’endroit…
- Vous êtes bien conformiste, tout d’un coup, commissaire Erno ! Ce n’est pourtant pas votre genre… Mais figurez-vous que je viens ici simplement par nostalgie des beaux souvenirs que j’y ai laissés pendant mon adolescence…
Saint Calais s’octroya une gorgée d’alcool. Erno revint à ses moutons.
- Qu’avez-vous à m’apprendre sur le meurtre de Sylvie Fournieux ?
- Qu’est-ce qui vous laisse croire que je détiens la moindre information ?
- Ne me prenez pas pour un con : vous m’attendiez, n’est-ce pas ?
Saint Calais plongea à nouveau son visage dans le large verre au fond duquel l’alcool tournoyait en mille lourds reflets de miel. Erno eut l’impression de se trouver face à un poisson dans son bocal. Un poisson genre piranha. Saint Calais reposa son verre.
- En vérité, oui, je vous attends depuis plusieurs jours. J’ai lu vos exploits dans la presse. Comme j’ai gardé quelques contacts avec mes anciens services, je suis assez bien informé de l’avancement de l’enquête – ou de son piétinement… Je m’attendais donc à ce que vous reveniez explorer la piste Tardivel.
- Dites-moi : Couarel, l’appel anonyme, c’était vous…
- Votre intuition est toujours à la hauteur de votre réputation, dirait-on !
- La piste ne mène à rien.
- Si : à moi, en quelque sorte !
Saint Calais se pencha vers Erno.
- Tardivel et sa serveuse se sont copieusement engueulés, la veille de la disparition de cette dernière.
- Je ne crois pas Tardivel coupable.
- Qui prétend ici le contraire ?
Erno soupira. Saint Calais jouait avec lui. Erno savait que l’interroger de manière officielle serait impossible : Saint Calais disposait malgré sa disgrâce de protections solides. Erno se plia donc au petit jeu pénible de Dominique Saint Calais. Erno dut patienter. Erno dut affronter le regard moqueur, sarcastique, le regard pervers et rancunier de Saint Calais quelques minutes durant, avant que celui-ci reprenne :
- Lors de leur dispute, il a été question d’un homme…
Saint Calais replongea le nez dans son cognac. Erno lui agrippa l’avant-bras.
- J’ignore l’identité de cet homme, Erno, croyez-moi. Je sais seulement qu’il ne doit pas être de prime jeunesse. J’ai clairement entendu Sylvie dire à Tardivel que celui-ci n’était pas tellement plus jeune que l’homme mystérieux…
Erno enregistra l’information. Erno essaya de se remémorer l’âge de Tardivel. Saint Calais devina les efforts d’Erno :
- Tardivel a fêté ses cinquante-quatre ans en début d’année.
Erno se retourna vers le patron du « Quatre Sans Cul ». Pâle, celui-ci paraissait hypnotisé par la vision d’Erno attablé avec Saint Calais. Tardivel présupposait que les deux hommes parlaient de lui ; parlaient de Sylvie ; du meurtre de Sylvie. Et à quel titre son client bénéficiait-il de l’apparente oreille du commissaire ?
Erno sourit à Saint Calais.
- Quel crédit accorder à vos paroles ? Vous avez fait carrière sur l’art de la manipulation !
- Posez-vous une question simple : quel risque courez-vous à me croire ?
Erno réfléchit. Saint Calais avait raison : que risquait-il ? Erno se leva et souhaita le bonsoir à l’ancien patron du Cube. Passant devant Tardivel, il le convoqua au commissariat pour le lendemain, 9 heures.
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