Nuit blanche
La Lune se glissa dans le halo qu'elle s'était tissé depuis quelques heures. Toute la journée et une partie de la soirée, un temps chagrin l'avait dissimulée sous de gros nuages qui, maintenant, lui laissaient la place. La campagne, obscure quelques instants plus tôt, s'éclaira d'une lueur blanche, mais glaciale.
Ainsi, la Lune se révélait aux yeux de tous. Mais personne ne pouvait deviner que tout, sur terre, était vu par la Lune. Car Madame était une observatrice née, une maniaque des détails, qui aimait à consigner dans son livre de vie tout ce qu'elle voyait, un peu comme le fait un journaliste. Elle y relatait les belles choses, les émouvantes, les rayonnantes, mais parfois aussi les tristes car ces dernières peuvent être belles également. Cela lui permettait de supporter sa solitude, là-haut, dans l'immense ciel noir.
De son domaine céleste, elle connaissait mieux les êtres terrestres, humains et animaux, qu'eux-mêmes ne se connaissaient.
La Lune était pleine ce soir-là. Sachant que les êtres humains sont un peu plus agités les soirs de pleine lune, elle se déplaça doucement vers la ville la plus proche. Elle avait envie de voir du monde, de les voir bouger, de les voir rire. C'était un vendredi, ce jour dont on prolonge volontiers la veillée; c'est la soirée où l'on peut éterniser les moments magiques de l'existence en sachant qu'on ne sera pas obligé de se lever tôt le lendemain matin.
La Lune pouvait voir presque comme en plein jour à cause des nombreuses lumières. On était au début de décembre, une petite neige folle était tombée, éclairant les rues de sa blancheur. Il n'était pas encore vingt et une heures, les rues étaient bondées de monde qui faisaient leurs achats. Près d'un marché d'alimentation, deux vieilles dames, pauvrement vêtues, poussaient leurs petits charriots à provisions en devisant à bâtons rompus. Dans chacun des charriots, il y avait un petit chien, habillé pour la saison, en couleurs vives. Elles ne faisaient pas leur épicerie, elles promenaient leurs chiens qui, traités comme des petits princes, avaient droit au carosse et aux beaux habits. Des petites dames, au revenu insuffisant pour vivre à l'aise, mais qui se créaient un petit bonheur avec leur amitié mutuelle et leurs petits chiens.
La Lune se déplaça un peu vers le nord-est. À une station de métro, quelques personnes faisaient le pied de grue en attendant un autobus qui se laissait désirer. Parmi elles, un homme noir, calme et posé, faisait les cent pas sur le bord du trottoir. Une femme dans la file se mit soudain à l'invectiver, à proférer des injures, lui disant de s'éloigner d'elle et l'accusant de vouloir passer avant les autres. «Un cas flagrant de racisme», pensa la Lune en fronçant les sourcils.
La mégère continuait d'insulter le pauvre homme qui ne savait plus où se cacher. Enfin, un petit bout de femme dans la file eut le courage de réagir : «C'est assez, lâche-le un peu.» Profitant de l'accalmie, l'homme déguerpit dans la station de métro. Une autre femme le suivit et lui dit qu'il n'avait pas à baisser la tête, que c'était l'autre qui était dans son tort. Mais il ne voulait pas y retourner, préférant prendre un autre autobus. La femme qui l'avait défendu verbalement étant venue les rejoindre, les deux ensemble réussirent à lui rendre courage et il entra dans l'autobus, la tête haute et le sourire aux lèvres. Il alla même s'asseoir près de la dame qui l'avait insulté.
Quand ses «supporters» descendirent de l'autobus, il leur fit cadeau d'une figure réjouie et de grands saluts de la main. «Et voilà, se dit la Lune, sa journée a été transformée. Au lieu de se rappeler de cet incident humiliant et désagréable, cet homme va se souvenir de la solidarité, car il a rencontré deux anges ce soir-là.» Elle inscrivit l'incident dans son carnet.
Un peu plus tard dans la soirée, le vent se mit à souffler. La température baissa de plusieurs degrés. Se trouvant au-dessus d'une rue tranquille et déserte, la Lune aperçut soudain du coin de l'oeil quelque chose bouger.
Une grande feuille blanche volait au vent. Une grande feuille comme en utilisent les artistes pour croquer leurs modèles sur le vif. Puis elle en vit d'autres, que le vent avait fait sortir d'une boîte de carton négligemment fermée. «Oubliée par les éboueurs», se dit la Lune.
Curieuse, elle jeta un oeil sur une des feuilles. C'était la représentation d'une jeune femme nue, dessinée au fusain. Sur chacune des feuilles se retrouvait ce nu féminin, dans une pose différente. Éole s'ingéniait à éparpiller dans la rue et sur les trottoirs l'effigie de cette jeune femme mais toujours elle retombait sur le macadam. Inconsciemment, la lune frissonna à ce spectacle qu'elle aurait trouvé charmant durant la saison chaude mais que la bise glaciale rendait maintenant pathétique. Elle était fascinée par cette jeune modèle dont l'intimité aux courbes douces se trouvait exposée au grand froid d'hiver. Elle volait, telle un papillon, atterrissant ici et là, reprenant son envol par la suite. Les véhicules ne l'évitaient pas, passaient dessus, la déchirant cruellement à chaque passage.
Mais un peu plus loin, la Lune vit quelque chose qui la fit sourire : dans une fenêtre un écriteau rouge signalait : «Attention chien de garde.» Et juste en dessous de l'écriteau, à moitié caché par un rideau, dormait un petit caniche de rien du tout !...
La Lune ne vit pas que de belles choses durant cette nuit. Un chauffeur de taxi se fit attaquer par un client. Une bataille à la sortie d'un bar se termina mal pour un des protagonistes. Elle vit un homme brutaliser une femme dans un parc. La violence lui faisait toujours mal et elle la détestait.
Mais elle n'écrivait pas ces choses dans son carnet. Elle aimait mieux se rappeler des bons côtés de la nature humaine. Comme cet individu qui avait laissé sa place dans l'autobus à une personne âgée, ou cet homme qui, dans une salle d'attente de médecin, avait gentiment aidé une jeune femme à distraire son enfant qui pleurait, ou cette dame qui en avait aidé une autre à se relever parce qu'elle avait glissé sur le trottoir. La ville a beau avoir mauvaise réputation, on y voit chaque jour de beaux gestes, de la générosité et de la compassion. La Lune consignait souvent dans son carnet «L'être humain a besoin des autres et j'en vois la preuve chaque jour.»
La nuit tirait à sa fin et la Lune s'apprêtait à regagner ses quartiers, lorsqu'elle vit sur la rue un drôle de bonhomme. La barbe et les cheveux blancs, il se promenait à bicyclette, traînant derrière lui un baril sous lequel il avait installé des roues. «Très insolite, pensa la Lune. Je constate que c'est dans les quartiers défavorisés que l'on retrouve la plus grande originalité. C'est remarquable.»
Ayant enregistré ses petits bonheurs, la Lune s'éloigna un peu de la terre et retourna dans son halo pour y dormir un peu. «Toujours seule», soupira-t-elle.
La nuit suivante, après un sommeil réparateur, la Lune se réveilla avec une drôle de sensation. Touchant le sommet de sa tête, elle y sentit quelque chose d'inhabituel. «Quelle bonne odeur, se dit-elle, pourtant je n'ai pas mis mon parfum.» Elle sortit son miroir et se regarda... Partout sur sa tête, il y avait des fleurs, de toutes les couleurs. Il y en avait autant que les beaux souvenirs consignés dans son cahier. Elle se rappela alors qu'elle avait été sur la trajectoire du petit prince quelques jours auparavant et que c'est sans doute lui qui avait semé ces graines de fleurs à tous vents. Elles avaient germé sur sa tête, y ayant trouvé un terrain favorable.
Depuis ce jour, les êtres humains se tiennent les côtes en regardant la Lune. «On dirait qu'elle a une coiffure affro» disent-ils. Mais la Lune ne leur en tient pas rigueur car jamais elle n'a été aussi heureuse. Sa solitude s'est transformée en paradis grâce aux millions de fleurs qui l'habitent.
Capucine Texte basé sur beaucoup de choses vraies (que j'ai vues ou vécues) ...
Décembre 7th 2007, 07:04
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